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Joê Bousquet par Denise Bellon 1947 |
Les
hommes veulent mener deux vies à la fois ; et on dirait qu'ils
épuisent dans l'une ce qui ferait la grâce et la saveur de l'autre.
Je
sais maintenant que tout ce qui nous arrive est sa propre aventure et
ne nous revient que sous un jour d'emprunt. Il n'y a que ce qui se
répète pour nous paraître réel. Cette procédure si solidement
établie est en outre liée à l'ordre social : il a fallu
rendre l'homme esclave pour l'empêcher de mettre son imagination au
service de sa pensée.
Je
laissais mon regard errer à l'aventure. Abandonné sur un coin de la
cheminée je vis un gant noir que mon amie avait oublié. Et la
découverte de cet objet me remplit d'une impression de solitude
étrange, comme si mes yeux avaient achevé de le reconnaître en se
révélant en moi le chemin du songe. On aurait dit que pour cet
objet étranger aux choses qui m'entouraient la nuit était un peu
plus avancée que pour moi. Puis, de même que l'ombre des arbres
s'allonge avant d'être emportée, sort, comme un oiseau de nuit, de
la pierre que les ténèbres vont recouvrir, je vis l'obscurité
croître dans la forme de cet objet oublié, se couvrir hors de lui
d'un voile à sa ressemblance, comme si ce détour était une
occasion pour mon regard de toucher en lui-même la chair d'une nuit
qui ne finissait pas. On dirait que ce qui est est la nuit de ce qui
le pense. Et cette certitude est le pressentiment de la conscience
pour celui dont l'être est conçu dans tout ce qu'il perçoit.
Je
me taisais. La transparence de l'air s'était assombrie dans
l'étrangeté de mes pensées pour qu'il n'y ait qu'une clarté
d'orage entre les objets et moi, et le calme de la rue veillant sur
ma rêverie, des silences noirs qui passaient comme des hirondelles
au ras des miroirs. La vie des autres est un scandale pour celui que
rien n'empêche d'aller au fond de la sienne. Depuis que j'avais
oublié le souffle de la ville, de singuliers changements affectaient
l'atmosphère de ma chambre. Les objets que j'avais choisis et
rassemblés autour de moi m'entretenaient de l'illusion qu'il n'y
avait qu'un monde pour la vision et pour le songe. Très facilement,
maintenant, je faisais de ma vie l'alcool de ma pensée.
Mes
yeux tombèrent sur un masque nègre qui, dans la ressemblance qu'il
avait avec une larme renversée, faisait briller sur le mur, juste
assez grand pour disparaître entre deux mains d'homme, la forme la
mieux faite pour suspendre ma rêverie, pour l'introduire dans un
monde où je n'avais pas accès. Pas plus en cet instant qu'en une
autre heure du jour je ne me sentais capable de prendre cet objet
dans mon imagination ; il était quelque chose devant quoi le
regard ne pouvait se saisir que de ses limites, le plus grand
apparenté par l'union de sa forme et de son mystère à ce gant de
femme en peau sombre que je n'identifiais qu'en pensant à la main
qui allait nue vers le froid des vitrines, son petit diamant au
doigt. On dirait qu'il y a des objets trop réels pour l'espace qui
est le rêve de l'étendue.
Je
n'allais pas plus loin : « Il n'y a qu'un monde, me
disais-je : il n'est pas possible que notre cœur batte pour
nous en séparer... »
...Il
me semblait maintenant que le bonheur me souriait. Et plus
fréquemment à mesure que finissait l'hiver, je m'étais senti plein
d'une joie calme où nulle exaltation factice de la personnalité
n'apportait un élément d'erreur. Je me trouvais, par la profondeur
de mon bien-être moral, si parfaitement uni à tout ce qui était
sans limites que mon être même, dans l'amour du monde qui
l'occupait, perdait de son poids, ne se survivait enfin que dans
l'illusion de devoir à l'existence des choses les plus
insignifiantes la faveur d'exister lui-même. Pourquoi nécessairement
extérieur, soudain, à toute curiosité, à toute inquiétude, me
semblait-il si rafraîchissant pour mon esprit de trouver sa source
dans le bruit de la pluie aussi naturellement que dans l'étincelle
étoilant un objet de métal, pourquoi mon bonheur était-il accru de
ne faire aucun cas de moi-même ? Oh ! Je le sais bien. A
force de comprendre et d'aimer le monde, je le rendais comme étranger
à la mort, j'installais si bien, entre ma vie et moi, la toute
puissance des choses que la mort ne pouvait se rappeler à mes
pensées que comme une fatalité sans emploi et réduite par le
progrès de ma conscience à ne plus atteindre jamais qu'elle-même.
(
Cahiers G . L . M – neuvième cahier mars 1939 )