Séance du premier mars
1962
Je constate qu'il ne s'offre aujourd'hui que deux
solutions pour moi, soit : rejeter définitivement le monde et
les hommes avec la violence forcenée qui m'a caractérisé durant
tant d'années, et d'assumer mon rôle de « poète maudit »
jusqu'en ses plus extrêmes conséquences, c'est à dire de continuer
à vivre dans la solitude, la maladie et le désespoir, pour sans
doute aboutir au suicide, soit deuxième solution : essayer au
prix d'un long et acharné travail de rétablir un certain équilibre,
en fonction de mes exigences et de la réalité quotidienne sous tous
ses aspects. Il faut que cet équilibre suppose d'une part, un accord
entre moi et la réalité (fonction sociale) d'autre part, qu'il ne
m'oblige pas à renoncer aux exigences profondes de mon être.
L'expérience dans laquelle je me suis engagé dès l'adolescence et
qui devait me permettre, grâce au « pouvoir poétique »,
d'accéder à un monde nouveau et à un rejet total de la société,
avec tout ce qu'implique d'excès, de haine, de fureur, de révolte
et de déchirements, une telle recherche, cette expérience donc
n'aura pas été négative, puisqu'elle a permis de maintenir intact
en moi, un sentiment de pureté et d'innocence, an sein d'un monde
voué entièrement au culte de l'argent et de l'hypocrisie la plus
abjecte, bref d'un monde féroce et sans âme dans lequel il me sera
toujours difficile de m'intégrer. Je me suis voulu un « être
d'exception ».
La
vie ne m'a jamais semblé acceptable que dans le sens d'une recherche
forcenée de l'auto-sublimation à travers la souffrance et la
solitude, afin d'échapper à un monde où je ne me reconnaissais
pas. La poésie et l'éthique qu'elle incarnait à mes yeux à cette
époque, me permit parfois d'atteindre à des sommets d'exaltation et
d'orgueil difficilement imaginables. Malheureusement cette expérience
dans laquelle je m'étais engagé corps et âme, sans espoir de
retour en arrière, m'isola complètement du monde et des hommes.
Aujourd'hui, alors que je tente ce périlleux retour en arrière, il
faut que je parvienne à faire une synthèse de ces diverses
exigences poétique et morales, de façon à ce qu'elles ne se
heurtent plus aux murailles de la non-acceptation de la société et
de ceux qui la composent. Les problèmes qui m'attendent dans ce
terrain mouvant, et je veux parler de mes exigences profondes, et mes
démarches dans le domaine social (réadaptation au moins partielle,
fonction déterminée, etc...) et dans la satisfaction de mes besoins
sexuels, ces problèmes donc sont loin d'être résolus, et ils
s'imposent à mon esprit avec une telle virulence, que je me sens
constamment « agressé », par des sentiments que je
n'arrive pas à maîtriser. Le problème de la femme (plan affectif,
mais surtout plan sexuel) me paraît être d'une importance capitale.
(A
propos de cinq séance de psychothérapie, 1962)
Antonin Artaud, je suis de votre côté, Non pas du côté
des esthètes cyniques qui vous considéraient plus comme un
personnage intéressant à exhiber, que comme un homme livré à la
souffrance la plus implacable. Je suis du côté de ceux qui se
virent un jour obligés de rechercher à travers les pires
déchirements, une terre d'accalmie d'où la maladie les avait
chassés.
Toutes
vos activités, toutes vos tentatives – même les plus forcenées –
tant sur le plan poétique que théâtral, ne visaient qu'a un seul
but : sortir de l'enfer, vaincre ou contourner les interdits que
la maladie avait dressés dans votre chair. Vous avez passé entre
les mains des psychiatres qui vous ont relégué et oublié pendant
des années au fond des asiles. Quoi qu'il en soit, il serait trop
facile aujourd'hui de vous emprisonner dans le clan des malades
mentaux et de se débarrasser ainsi d'une œuvre aussi riche
qu'inquiétante. Je pense que vous êtes de la race des témoins, de
ceux qui sont allés si loin dans la connaissance de la souffrance,
que la moindre de leurs paroles est comme un fer rouge appliqué
brutalement sur les plaies du monde. Plaie de l'indifférence, plaie
de le bonne conscience, plaie de l'hypocrisie et du confort
intellectuel. Vous avez tout remis en question, au sein d'une société
qui se refuse à désigner les abcès qui la rongent. Vous, Antonin
Artaud, vous étiez en quelque sorte – qu'on me pardonne l'image –
le scalpel qui tranche, qui fouille, qui dissèque. A travers votre
voix, se font entendre les voix de tous ceux que la maladie a
dévastés sans merci. Votre voix, elle nous parvient des confins du
dénuement et témoigne que jamais vous n'avez accepté d'admettre la
victoire de la maladie. Votre voix, Antonin Artaud, même dans les
hurlements, nous demande de ne pas renoncer, de continuer la lutte,
afin qu'un jour, nous puissions vraiment vivre sans honte.
(
« Fragments d'un journal d'enfer », février mars 1965)
Ne
trouvons plus de mots assez aigus
pour
exprimer l'ampleur du désastre
vivons
disloqués
dans
les convulsions de l'angoisse
parmi
les remous d'un désespoir si absolu
que
rien n'en altère la cruauté
Sommes
réduits à mendier les caresses de la mort
à
accepter l'horreur pour s'en faire une défroque
dérivons
vers les ravines de boue
jaillirons
enchaînés du centre putréfié de l'humiliation
(janvier
1964)
angoisse
compagne fidèle
te
voici revenue
d'ailleurs
tu ne m'as jamais quitté
quelques
jours de trêve
pour
me redonner courage
le
temps d'un espoir insensé
d'un
oubli dérisoire
puis
la chute verticale
l'égarement
le
cœur qui s'appesantit
comme
une horloge de plomb
te
voici revenue
plus
lancinante
plus
despotique que jamais
angoisse
scellée par le néant
chacal
toujours affamé
abattu
sur le cadavre de mes jours.
(Prêles,
24 juin matin 6h 1/2)
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