Le théâtre
le lieu,
le point,
où saisir l'anatomie humaine,
et
par elle guérir et régenter la vie.
Oui, la vie avec ses transports, ses hennissements, ses
borborygmes, ses trous de vide, ses prurits, ses rougeurs, ses arrêts
de circulation, ses maelströms sanguinolents, ses précipitations
irritables de sang, ses nœuds d'humeurs,
ses reprises,
ses hésitations.
Tout cela se discerne, se repère, se scrute et s'illumine sur un
membre,
et c'est en mettant en activité, et je dirai en activité
paroxystique des membres,
comme les membres de ce formidable fétiche animé qu'est
tout le corps
de tout un acteur,
qu'on peut voir
comme à nu,
la vie,
dans la transparence, dans la présence de ses forces premières
nées, de ses puissances inutilisées,
et qui n'ont pas encore servi, non, pas encore servi, à
corriger une création anarchique dont le vrai théâtre était fait
pour redresser les irascibles et pétulantes gravitations.
Oui la gravitation universelle est un séisme, une effroyable
précipitation passionnelle
qui se corrige sur les membres d'un acteur,
non pas en frénésie,
non pas en hystérie,
non pas en transes,
mais à l'extrême fil du coupant de l'arête, à la dernière
et plus extrême tranche de la mesure pariétale de son effort.
Paroi après paroi,
l'acteur développe,
il
étale ou referme des murs, des faces passionnelles et suranimées de
surfaces où s'inscrit l'ire de la vie.
Muscle après muscle
sur
le corps de l'acteur méthodiquement traumatisé, on peut saisir le
développement des impulsions universelles et sur lui-même les
corriger.
C'est une technique qui faillit avoir lieu un jour au temps de
Mystères Orphiques ou d'Éleusis, mais qui manqua parce qu'il y
était beaucoup plus question du parachèvement d'un vieux crime ;
donner dieu,
tout dieu dépecé
à tout l'homme,
tout l'universel du souffle inemployé des choses à l'homme
bassement humain,
que de la constitution et de l'INSTITUTION de cette nouvelle et
palpitante anatomie furtive que
tout le théâtre réclamait.
Oui, l'homme eut à un moment donné besoin d'un corps
squelettique neuf, qui pétillât et se glissât dans l'air comme les
flammes furtives d'un foyer.
Et le théâtre était cette force qui barattait l'anatomie
humaine, cette pétulance d'un feu inné de quoi furent égrenés les
primitifs squelettes,
cette force d'humeur éclatée,
cette espèce d'irascible tumeur où fondit le squelette
premier.
Et c'est par le barattement rythmique de tous les
squelettes évoqués que la force innée du théâtre cautérisait
l'humanité.
C'était là que l'homme et la vie venaient de
temps en temps se faire refaire.
Où donc ?
Dans certaines excoriations intempestives de la sensibilité
organique profonde du corps humain.
Sans transes,
par le halètement rythmique prononcé et méthodique de l'appel,
la vie scintillante de l'acteur était mise à nu dans ses
veines profondes,
et qu'il y avait pas de muscle, ou d'os,
pas de science du muscle
ou
de l'os,
mais la projection d'un squelette ligneux
qui était tout un corps
comme mis à nu et visible
et qui semblait dire :
attention,
gare là-dessous,
ça va chier,
ça va éclater.
Et en effet le théâtre était le martyre de tout ce qui
risquait humanité, qui voulait prendre figure d'être.
C'était l'état où on ne peut pas exister, si on n'a
pas consenti par avance à être par définition et par essence
un définitif
aliéné.
Brisure de membres et de nerfs éclatés,
cassures d'os sanglants et qui protestent d'être
ainsi arrachés au squelette de la possibilité, le théâtre est
cette inextirpable et effervescente féerie
qui a la révolte et la guerre pour inspiration et
pour sujet.
Car être aliéné à l'être, qu'est-ce que c'est ?
C'est
ne pas avoir accepté comme l'homme imbécile et
crapuleux d'aujourd'hui,
de céder à cet état de liquéfaction viscérale,
anti-théâtrale
qui fait le sexe
à cet état
d'érotisation statique,
pro-intestinale
du corps actuel.
Les déracinements magnétiques du corps, les excoriations
musculaires cruelles, les commotions de la sensibilité enterrée qui
constituent le théâtre vrai, ne peuvent pas aller avec cette façon
de tourner plus ou moins longtemps,
en tout cas languissamment et lascivement,
autour du pot
qui constitue la vie sexuelle.
Le vrai théâtre est beaucoup plus trépidant,
il est beaucoup plus aliéné.
État spasmodique du cœur ouvert
et qui donne tout
à ce qui n'existe pas,
et qui n'est pas
et rien à ce qui est, et que l'on voit,
qu'on cerne,
où on peut rester et
demeurer.
Mais qui
aujourd'hui
voulait vivre
dans ce
qui
demande
blessure
pour
rester un
aliéné ?
12
mai 1947.
P.S.
L'intempestif charbon ligneux du squelette non
charnel de l'homme,
celui du surhomme commencé un jour et qui va
être bientôt éternellement et tout entier,
quand il n'y aura plus ni soleil ni lune mais les 2
orteils de braise éclatée pour répondre aux langues
creuses, aux deux cavités de langues creuses du crâne de la Danse
Macabre comme un phare
perpétuellement
embrasé.
En décembre 1946, une troupe de
jeunes comédiens a remonté Victor ou les Enfants au
pouvoir, de Roger Vitrac, dont
la création en décembre 1928 avait été le dernier spectacle du
Théâtre Alfred Jarry. Au printemps de 1947, ils sollicitent un
texte pour une revue qu'ils désirent fonder. Ce sera Aliéner
acteur, la revue ne paraîtra
pas.
Extrait de Paule Thévenin « Antonin Artaud ce désespéré qui
vous parle » p. 128, Essais Seuil, Fiction & Cie,
collection dirigée par Denis Roche, Éditions Seuil, février 1993
(Texte paru dans la revue « L'Arbalète n°13, été
1948, à Lyon
chez Marc Barbezat, 8 rue Godefroy)