Aux grands transparents
en hommage à leur
discrétion infinie.
Je suis entré
comme un gangster
Derrière le bar
une femme
(Guillaume ses
dents étaient des mouettes sur la bouée de sa voix)
me lança l'amarre
d'une histoire
en peau de lapin
« Connaissez-vous,
me demanda t-elle, celle du monsieur qui
s'était
jeté dans ses propres yeux ?
Je l'écoutais sans
comprendre
le cœur serré
comme une bottine
sur une cheville de
noyée
et les clients
accoudés au vent du large
regardaient le
spectre des carrières
reprendre du rosé
On m'apporta dans
les bouteilles de persiennes
des alcools de
broderies déchirées par les chats
et un homme sans
yeux
sans bouche sans
nez et sans oreille
sortit à
cloche-pied
de la tour des
marelles en ruine dans mon verre
Tout abîme et
silence
et plus secret que
l'étincelle
absente
d'où jaillissent
les rayons de l'oursin
il braquait sur moi
un pistolet
automatique comme
chance et malchance
Puis les sombres
paysannes
en coiffe de
mercure
apparurent dans les
fleurs du papier mural
où le peuple des
morts les tenaient prisonnières
*
L'une d'elles
s'avança et dit :
« Il fait
nuit
une femme marche
sur une route
Elle va où va son
ombre engloutie plus loin comme un navire
Plus loin il y a
une scierie éteinte sur son parfum
et c'est là
qu'elle a rendez-vous bien qu'elle n'ait pris aucun
rendez-vous
Déjà les herbes
enlacent ses chevilles
Entend-elle l'aile
unique d'une porte
qui se débat
Elle se hisse sur
la pointe des pieds
vers une vitre
brisée...
Demain le chemineau
qui s'était introduit dans la scierie pour
y dormir
découvrira une femme morte
debout dans l'herbe
grimpante
Il creusera une
tombe
plus profonde que
cette boule de cristal
puis il fera
glisser la terre
sur eux deux
Suis-moi et tu
verras »
*
J'ai vu un homme
traqué par toutes les polices
changer de train
et croiser sans le
savoir
une ombre à qui il
aurait pu se fier
J'ai vu quelqu'un
chercher quelque chose
qu'il croyait avoir
égaré quelque part
et qui ne se
souvenait plus de rien
et avec lui
j'arrivais à l'hôtel du sans visage
Ni porte ni mur
à cette demeure
aimantée
j'y suis sans
connaissance
le mort et le
cortège
Aucun chemin n'y
mène
elle est où je
vais quoiqu'il arrive
elle est où je
suis comme un mot transparent
Si je la cherche
elle me fuit
si je l'ignore je
la trouve
à la croisée des
désirs errants
Et la neige
cérémonielle
se détache du toit
C'est en elle que
je suis né
et c'est en elle
que je mourrai
sans laisser de
trace
sans laisser plus
de trace
que sur une porte
close
un signe de
vagabond
Dans la salle des
éperdus
l'attente est
attendue
Rien à perdre
que ce venimeux
souci
d' insouciance
*
Toute pierre lancée au hasard se
dirige avec une étonnante précision, vers l'endroit
qu'elle finira par atteindre.
Il y a deux
licornes dans la forêt
l'une est noire
l'autre est blanche
et toutes deux nous
mangent dans la main
L'une disparaît en
tirant jusqu'aux lacs
les grandes
fourmilières métaphysiques
l'autre pénètre
dans les haies de hiboux
et se dissout dans
leur fuite
Chez les marchands
de souvenirs
des touffes de leur
pelage sont vendues dans
des
médaillons
plus fragiles que
le pouls d'une femme endormie
Ni prière ni
exaucement ni épreuve ni mérite
ni lutte
ni salut
rien qu'une femme
endormie
dans le feuillage
de l'arbre transparent
où se postent les
oiseaux de mer
rien que la grande
scie de la mer
comme une image
pieuse déchirée
rien qu'une goutte
d'eau glissant comme une tête réduite entre
les
doigts d'un indien Jivaro qui regarde tomber la pluie
et cette ultime
chute fait déborder mon insomnie
mais qu'importe
qu'importe que rien
n'importe puisque rien n'importe
rien qu'une
étincelle dans la foulée des chevaux
rien qu'une
étincelle
pour naître et
mourir dans la soif de l'instant
(In "La brèche" n°4 février 1963)
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