Le
théâtre vrai m'est toujours apparu comme
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Antonin Artaud (01 janvier 1948)
© Le Cuziat |
l'exercice
d'un acte dangereux et terrible,
où
d'ailleurs aussi bien l'idée de théâtre et de
spectacle
s'élimine
que
celle de toute science, de toute religion et
de
tout art.
L'acte
dont je parle vise à la transformation orga-
nique
et physique vraie du corps humain.
Pourquoi ?
Parce-que
le théâtre n'est pas cette parade scé-
nique
où l'on développe virtuellement et symbolique-
ment
un mythe
mais
ce creuset de feu et de viande vraie où
anatomiquement,
par
piétinement d'os, de membres et de syllabes,
se refont les corps,
et se présente physiquement et
au
naturel l'acte mythique de faire un corps.
Si
l'on me comprend bien, on verra là un acte de
genèse
vrai qu'il apparaîtra à tout le monde saugrenu
et
humoristique d'appeler sur le plan de la vie réelle.
Car
nul à l'heure qu'il est ne peut croire qu'un
corps
puisse changer sinon par le temps et dans la
mort.
Or
je le répète la mort est un état inventé
et
qui ne vit que pour tous les bas sorciers, les
gurus
de néant à qui il profite et qui depuis quel-
ques
siècles s'en nourrissent
et en vivent dans l'état appelé Bardo.
En
dehors de cela le corps humain est immortel.
C'est
une vieille histoire qu'il faut remettre à
jour
en mettant les pieds dans le plat.
Le
corps humain ne meurt que parce qu'on a
oublié
de le transformer et de le changer.
Hors
cela il ne meurt pas, il ne tombe pas en
poussière,
il ne passe pas par le tombeau.
C'est
une ignoble facilité de néant que la religion,
la
société et la science ont ainsi obtenue de la cons-
cience
humaine que de l'amener à un moment donné
à
quitter son corps,
que de lui faire croire que le corps
humain
était périssable, et destiné au bout de peu
de
temps à s'en aller.
Non,
le corps humain est impérissable et immor-
tel
et il change,
il
change physiquement et matériellement,
anatomiquement et manifestement,
il change visiblement et sur place
pourvu
qu'on veuille bien se donner la peine maté-
rielle
de le faire changer.
Il
existait autre fois une opération d'ordre moins
magique
que scientifique
et
que le théâtre n'a fait que frôler,
par laquelle le corps humain,
lorsqu'il était reconnu mauvais
était
passé,
transporté,
physiquement et matériellement,
objectivement et comme moléculairement
d'un
corps à un autre,
d'un
état passé et perdu de corps
à
un état renforcé et exhaussé du corps.
Et
il suffisait pour cela de s'adresser à toutes
les
forces dramatiques, refoulées et perdues du corps
humain.
Il
s'agit donc bien là d'une révolution,
et
tout le monde appelle une révolution nécessaire,
mais je ne sais pas si beaucoup de
gens
ont pensé que cette révolution ne serait pas
vraie,
tant qu'elle ne serait pas physiquement et
matériellement
complète,
tant
qu'elle ne se retournerait pas vers l'homme,
vers le corps de l'homme lui-même
et ne se déciderait pas enfin à lui demander
de se
changer.
Or le corps est devenu malpropre et mauvais
parce-que nous vivons dans un monde malpropre et
mauvais qui ne veut pas que le corps humain soit
changé,
et qui a su disposer
de toutes parts,
aux points qu'il faut,
son occulte et ténébreuse
chiourne
pour empêcher de le changer.
C'est ainsi que ce monde n'est pas mauvais seu-
lement en façade, mais parce que souterrainement et
occultement il cultive et maintient le mal qui l'a fait
être et nous a tous fait naître du mauvais esprit et
au milieu du mauvais esprit.
Ce n'est pas seulement que les mœurs soient
pourries, c'est que l'atmosphère où nous vivons est
pourrie matériellement et physiquement de vers réels,
d'apparences obscènes, d'esprit venimeux, d'orga-
nismes infects, qu'on peut voir à l'œil nu pourvu
qu'on en ait comme moi longuement, âcrement et
systématiquement souffert .
Et il ne s'agit pas là d'hallucination ou de
délire,
non, il s'agit de ce coudoiement frelaté et vérifié
du
monde abominable des esprits dont tout impérissable
acteur, tout poète incréé du souffle a toujours senti
les parties honteuse abjecter ses plus purs élans.
Et il n'y aura pas de révolution politique ou
morale possible tant que l'homme demeurera magné-
tiquement tenu,
dans ses réactions organiques et
nerveuses
les plus élémentaires et les plus simples,
par la sordide
influence
de tous les centres douteux
d'initiés,
qui bien au chaud dans les chaufferettes de
leur psychisme
se rient aussi bien des révolutions que des guerres,
sûrs que l'ordre anatomique sur lequel est basée
aussi bien l'existence que la durée de la société
actuelle
ne saurait plus être changé.
Or il y a dans le souffle humain des sautes et des
brisures de ton, et d'un cri à un cri des transferts
brusqués
par quoi des ouvertures et des élans du corps entier
des choses peuvent être soudainement évoqués, et
qui peuvent étayer ou liquéfier un membre comme
un arbre qu'on appuierait sur la montagne de sa forêt.
Or
Le corps a un souffle et un cri par lesquels il
peut se prendre dans les bas-fonds décomposés de
l'organisme et se transporter visiblement jusqu'à
ces hauts plans rayonnants où le corps supérieur
l'attend.
C'est une opération où dans les profondeurs du
cri organique et du souffle lancés
passent tous les états du
sang et
des humeurs possibles,
tout le combat des
échardes et
esquilles du corps visible
avec les monstres faux du psychisme,
de la spiritualité,
et de la
sensibilité.
Il y eut des périodes incontestables de
l'histoire
du temps où cette opération physiologique eut lieu
et où la mauvaise volonté humaine n'eut jamais le
temps de former ses forces et de dégager comme
aujourd'hui ses monstres issus de la copulation.
Si sur certains points et pour certaines races,
la sexualité humaine en est arrivée au point noir,
et si cette sexualité dégage des influences
infectes,
d'épouvantables poisons corporels,
qui présentement
paralysent
tout effort de volonté et de sensibilité,
et rendent
impossible toute
tentative de métamorphose
et de la révolution définitive
et intégrale.
C'est que voilà des siècles maintenant
qu'a été abandonnée une certaine
opération
de transmutation physiologique ,
et de métamorphose organique
vraie
du corps humain,
laquelle par son atrocité,
sa férocité
matérielle
et
son ampleur
jette dans l'ombre d'une nuit psychique
tiède
tous les drames psychologiques ,
logiques
ou dialectiques du cœur humain.
Je veux dire que le corps détient des souffles
et que le souffle détient des corps
dont
la palpitante pression,
l'épouvantable compression
atmosphérique
rendent vains, quand ils apparaissent,
tous les états passionnels ou
psychiques que
la conscience peut évoquer.
Il y a un degré de tension, d'écrasement,
d'épais-
seur opaque, de refoulement surcomprimé d'un corps,
qui laissent loin en arrière toute
philosophie,
toute dialectique, toute musique, toute physique,
toute poésie,
toute magie.
Je ne vous montrerai pas ce soir ce qui demande
plusieurs heures d'exercices progressifs pour com-
mencer à transparaître,
il y faut d'ailleurs de l'espace et de l'air,
il y faut surtout un appareillage que je n'ai
pas.
Mais vous entendrez certainement dans les textes
qui seront dits
venant de ceux qui les disent,
des cris
et des élans d'une sincérité qui sont la voie de
cette
révolution physiologique entière sans laquelle rien ne
peut être changé.
Antonin
ARTAUD.
Cette lecture a eu lieu ce soir vendredi 18 juil-
let 1947 et parfois j'y ai comme frôlé l'ouverture
de mon
ton de cœur.
Il m'aurait fallu chier le
sang par le
nombril pour arriver à ce que je veux.
Trois
quarts d'heure
de frappe avec le tisonnier sur un même point par
exemple en buvant de temps en temps.
(Texte paru dans la revue « L'Arbalète n°13, été 1948, à
Lyon
chez Marc Barbezat, 8 rue Godefroy)
En juillet de la même année (1947), à l'occasion
d'une exposition
de ses portraits et dessins à la Galerie Pierre, deux
lectures de textes
de lui ont été prévues, le jour du vernissage et
celui de la clôture.
Il écrit pour cela le Théâtre et la science qu'il
lira lui-même.
Des amis choisis par lui liront le Rite du Peyolt
chez les Tarahumaras,
qu'il accompagne de cris et de bruits, la Culture
indienne et
Aliéner l'acteur.
Extrait de Paule Thévenin « Antonin Artaud ce
désespéré qui vous parle » p. 128, Essais Seuil, Fiction &
Cie, collection dirigée par Denis Roche, Éditions Seuil, février
1993