vendredi 5 janvier 2018

Jindrich Styrský, Émilie vient me voir en rêve (1933)

Doucement Émilie s'efface de mes jours, de mes soirs et de mes rêves. Même sa robe blanche s'est assombrie dans mon souvenir. Je rougis de moins en moins en pensant à la mystérieuse empreinte de dents que j'ai découverte une nuit sur son bas-ventre. Disparues, les dernières hypocrisies faisant obstacle à l'émotion prévue. Parti à jamais, tout ce cœur de jeunes filles souriant vaguement, impassibles et indifférentes, en évoquant le souvenir de leurs cœurs, déchirés de passions et d'une humilité à moitié trompeuse. Me voilà enfin débarrassé de ce visage que j'ai sculpté, enfant, dans la neige, le visage d'une femme perdue par la disponibilité de son ventre.
Je vois Émilie coulée en bronze. Les hommes de marbre non plus ne sont pas importunés par les puces. Le petit cœur de la lèvre supérieure rappelle les couronnements de jadis, tandis que la lèvre inférieure, habituée à être léchée, fait pensée aux feuillages des bordels. J'avançais lentement sous son poids, la tête dans l'ourlet de sa jupe. Je regardais de près les poils de ses mollets, écrasés en tous sens sous des bas ajourés, essayant d'imaginer quel peigne conviendrait pour les coiffer. J'appris à aimer l'odeur de son sexe, à la fois buanderie et trou de souris, pelote à épingle oubliée dans un parterre de muguets.
J'étais devenu la proie du phénomène du fondu-enchaîné. Quand je regardais Clara, je la voyais infailliblement sous les traits de l'Émilie au petit talon. Quand Émilie avait envie de pécher, son sexe sentait le fenil et l'épicerie. Clara, elle, sentait l'herbier. Ma main erre sous la jupe, effleure les bords des bas, des pinces des jarretelles, caresse la partie interne des cuisses. Elles sont brûlantes, humides, charmantes. Émilie m'apporte une tasse de thé. Elle porte des mules bleues. Plus jamais je ne serai tout à fait heureux. Je souffre des soupirs des femmes, du regard des yeux révulsés au moment des spasmes orgastiques.
Émilie n'a jamais cherché à visiter le monde de ma poésie. Elle regardait mon jardin de l'extérieur, par-dessus la clôture, si bien que des fruits ordinaires et naturels m'apparaissaient comme de terribles fruits de paradis préhistoriques ; en attendant, je faisais mécaniquement les cent pas sur les sentiers, comme un imbécile, comme un chien raté traînant son museau dans l'herbe pour dépister la mort et cherchant à fuir son destin, je me démenais comme un fou pour revivre l'instant où, quelque part dans le Sud, l'ombre se couchait jadis sur une certaine place. Émilie, appuyée contre la clôture, traverse la vie en hâte. Je la vois tout à fait distinctement : elle se lève tous les matins avec les cheveux défaits, va aux W.-C., urine, parfois chie, puis se lave avec un savon au goudron. Le sexe parfumé, elle se dépêche de rejoindre les vivants, pour faire s'évaporer cette sensation de carrefour qu'elle éprouve.
Quel jeu sublime lorsque Émilie riait ! Sa bouche semblait creuse et aride ; pourtant, s'approchant de cette autre cave de la volupté avec sa tête, on entendait quelque chose frémir à l'intérieur, et quand, allant à votre rencontre, elle ouvrait ses lèvres, un rouge morceau de chair jaillissait entre ses dents.. La vieillesse aime bien faire un câlin avec le temps ; ce n'est que dans les bras de la jouissance que la morale dort tranquillement. Et les yeux d'Émilie, qu'elle ne fermait jamais au moment du plaisir suprême, adoptaient une expression si douce qu'elle ne semblait pas de ce monde, et qu'on avait l'impression qu'Émilie avait honte de ce à quoi s'occupaient ses lèvres.
Aux endroits où je viens chercher ma jeunesse, je trouve des boucles de cheveux d'or soigneusement conservées. La vie ne consiste qu'à tuer sans cesse le temps. La mort ronge tous les jours ce que nous appelons vivre, et la vie avale sans arrêt notre désir du néant. L'image du baiser s'évanouit avant que les lèvres n'arrivent à se joindre, tout portrait pâlit avant qu'on ait eu le temps de le regarder. A la fin un ver va également transpercer le cœur de cette femme, pour rire ensuite dans son creux. Et qui pourra désormais soutenir que vous avez vraiment existé ? Je vous ai vu en compagnie d'une jeune fille nue, belle et merveilleusement blanche. Ensuite, cette jeune fille a levé les bras et on vit que ses paumes étaient noircies de suie. Après quoi elle a laissé l'empreinte d'une main entre vos seins, tout en me posant l'autre sur les yeux, de sorte que je vous voyais comme à travers d'une dentelle déchirée. Vous étiez nue, vêtue seulement de votre manteau déboutonné . Aussi est-ce à cette seconde précise que votre vie m'apparut : vous ressembliez à une plante grasse et montant rapidement en fleur. Sans accroc, deux tiges sorties de la terre se sont fondues en une seule, à l'endroit où vous avez aussitôt commencé de vous faner, mais en même temps le corps vous poussait déjà, avec son nombril, ses seins et la tête d'où sont sortis deux jolis boutons. A ce moment, cependant, le bas de votre corps s'effondrait et se recroquevillait. Et moi, me tordant devant vous et touchant le bord de votre manteau, je grognais d'un amour que je n'avais jamais connu. J'ignore à qui appartient cette ombre, je l'appelai Émilie. Nous sommes soudés à jamais l'un à l'autre, inséparablement, mais nous nous tournons le dos.
Cette femme est mon cercueil ; en marchant, elle me dissimule sous ces propres traits. C'est ainsi que lorsque je la maudis, je me voue aux enfers moi-même et que si le lui fais l'amour, je m'endors avec un moulage de sa main sur mon phallus.
Le 1er Mai, tu iras au cimetière où, dans l'allée n°10, tu trouveras une femme assise sur une tombe. Elle t'aura attendu, et elle tirera pour toi les cartes. Tu t'en iras ensuite pour chercher l'explication sur les murs d'un pensionnat. Mais les têtes dans les fenêtres revêtiront les formes de culs-boutons de roses et de derches-tulipes, tremblant à chaque passage de camion devant le bâtiment. Qu'ils ne se précipitent pas dans la rue, c'est ce qui te fera follement peur, une peur proche du plaisir éprouvé dans ton enfance, au premier raidissement convulsif du phallus, proche aussi de l'horreur lorsque ta sœur t'apprenait à te masturber avec une petite main d'albâtre.
De qui attends-tu donc encore d'être consolé. Émilie est trop déchirée, le vent ayant dispersé son image, fragment par fragment, sur des lieux inconnus de toi, ce n'est plus par son intermédiaire que tu peux retrouver ton calme ; cela fait aussi longtemps que tu as désappris à pleurer les moments de séparation.
Le firmament dort et quelque part, derrière un buisson, tu es attendu par une femme taillée en viande crue. Vas-tu la nourrir de glace ?
En tenue légère, Clara s'asseyait toujours sur le divan et attendait d'être déshabillée. Un jour, elle sortit le revolver de ma table de nuit, visa le tableau, puis tira. Le cardinal leva la main vers sa poitrine et s'effondra. J'eus du chagrin pour lui et quand plus tard je visitais les bordels de banlieue, et que je payais les putes pour leur savoir-faire, j'étais toujours conscient de m'acheter ainsi une parcelle d'éternité. Après avoir connu, une seule fois, le goût salé du sexe de la petite Cécile, un homme a tout vendu, ses bagues, ses amis et sa morale, pour pouvoir alimenter le monstre caché sous le tutu rose. Ah que n'avons-nous jamais su distinguer les premiers instants, ceux où les femmes ne font que jouer avec nous, de ceux où on les fait désespérer. Une nuit, je me suis réveillé juste avant l'aube. C'était l'heure où les pétales tombent, au chant des oiseaux. A côté de moi dormait Martha, stock de toutes les manières d'aimer, hyène de Corinthe au sexe découvert, s'ouvrant au jour qui se levait. Elle surprit mon regard plein de dégoût, et j'ai su avec certitude qu'elle me souhaitait de tout cœur cette nausée. Et j'ai vu son sexe s'enfler et couler hors de son ventre, je le regardais, sans cesse grandissant, quitter le lit et se répandre au sol, puis envahir ma chambre comme de la lave. Je me suis levé brusquement, et j'ai fui la maison, en courant comme un fou. Je me suis arrêté au milieu de la place déserte ; quand je me suis retourné vers la maison, le sexe de Martha a jailli de ma fenêtre, larme monumentale et de couleur factice. Un oiseau est arrivé, pour picorer ma semence. Je lui ai jeté une pierre pour le chasser. « Heureux, tu vas te renouveler sans cesse, dit quelqu'un qui passait par là, ta femme est justement en train de te donner un fils. »
Deux carabes avaient tous les jours rendez-vous, à midi,, derrière le corset bleu clair de la Vierge de Lourdes. J'entrais dans les catacombes tout à fait innocent. Attachés par les jambes, la tête en bas, de jeunes garçons pendaient dans des couronnes d'oliviers alors que leurs jolies têtes bouclées, virant au rose, grillaient sur les flammes de petits feux de bois. Dans une autre salle, j'ai vu un essaim de beautés nues qui, enchevêtrées, formaient une seule masse vivante, une sorte de monstre d'Apocalypse. Leurs sexes s'ouvraient machinalement, les uns à vide, d'autres en avalant leur propre bave. J'en ai notamment remarqué un dont les lèvres se contractaient en silence, comme une bouche qui voudrait parler, ou comme un homme à la langue pétrifiée qui essaierait de faire cocorico. Un autre souriait comme un bouton de rose, je le reconnaîtrais encore aujourd'hui entre mille spécimens conservés dans le formol. C'était le sexe de la défunte Clara, enterrée sans être lavée à l'eau mentholée, qu'elle avait tant aimée. Attristé, j'ai sorti ma queue et l'ai enfoncée, indifférent et sans réfléchir, quelque part au milieu de ce morceau vivant, me disant que la mort sait toujours lier le vice au malheur.
Puis je mis un aquarium à ma fenêtre. J'y gardais une vulve à chevelure dorée et superbe exemplaire de phallus à l'œil bleu, avec de tendres veinules aux tempes. Avec le temps, cependant, j'ai fini par y jeter tout ce que j'aimais. Tasses cassées, perruques, les souliers de Barbara, ampoules, ombres, mégots, boîtes à sardine, toute ma correspondance et des préservatifs usagés. Ce monde a vu la naissance de nombreux animaux étranges. Je me prenais pour un créateur. Et pour cause. Plus tard, alors que j'avais fait sceller ma boîte, j'observais avec satisfaction le pourrissement de mes rêves, jusqu'au jour où les parois se sont couvertes de moisi et qu'on ne pouvait plus rien voir. J'avais cependant la certitude que tout ce que j'aimais au monde continuait à exister là-dedans.
Mais il faut sans cesse jeter de la nourriture à mes yeux. Ils l'avalent goulûment et brutalement. Et la nuit, dans mon sommeil, ils la digèrent. Émilie semait le scandale à pleines mains, incitant chaque être qu'elle rencontrait à la désirer et à imaginer son cratère velu.
Je me souviens encore d'une histoire d'enfance. Elle date de l'époque où je me suis fait expulser du lycée. Tout le monde me méprisait. Je n'avais plus que ma sœur. J'allais la voir la nuit, en cachette. Couchés ensembles dans les bras l'un de l'autre, les jambes entrelacées, nous sommes arrivés à imaginer, au bout d'une longue rêverie persévérante, cet état de torpeur où tombent ceux qui oscillent au bord du déshonneur. Une nuit nous entendîmes des pas étouffés. Ma sœur me fit signe de me cacher derrière un fauteuil. Le père entra ; il referma avec précaution la porte de la chambre et sans mot dire se coucha dans le lit de ma sœur. Enfin j'ai pu voir comment ça se fait, l'amour.
La beauté d'Émilie n'est pas destinée à se faner, mais à pourrir.


(1933)

(Extrait de « Le surréalisme en Tchécoslovaquie », choix de textes, traduit du tchèque et présenté par Petr Kral. Éditions Gallimard, collection « Du monde entier », 1983.)


Jindrich Styrský, Émilie vient me voir en rêve (Collages, 1933)







Emilie Comes to me in a Dream by Jindrich Štyrský

Jindrich Štyrský's handmade artist book from 1933
- originally published in an edition of 69 numbered examples

                                                        ***

1997 facsimile of original which was limited to 69 copies "published as strictly private for the circle of the publisher's friends and chosen subscribers", Ubu Gallery, 8 x 5.5 inches, softbound, 1000 copies. Contains 12 erotic surrealist photo-collages and text.

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