lundi 28 octobre 2019

Antonin Artaud - Les Dix-Huit Secondes

Antonin Artaud portant dans ses mains la boule de cristal
  
Dans une rue, la nuit, sur le bord d'un trottoir, sous un bec de gaz, un homme en noir, le regard fixe, tourmentant sa canne, à sa main gauche une montre pend. L'aiguille marque les secondes.
  Gros plan de la montre marquant les secondes.
  Les secondes passent avec une lenteur infinie sur l'écran.
  À la dix-huitième seconde, le drame sera terminé.
 Le temps qui va se dérouler sur l'écran est un temps intérieur à l'homme qui pense.
 Ce n'est pas le temps normal. Le temps normal est de dix-huit secondes réelles. Les événements que l'on va voir s'écouler sur l'écran seront constitués par des images intérieures à l'homme. Tout l'intérêt du scénario réside dans ce fait que le temps pendant lequel se passent les événements décrits est réellement de dix-huit secondes alors que la description de ces événements demandera une heure ou deux pour être projetée sur l'écran.
 Le spectateur verra se dérouler devant lui les images qui, à un moment donné, se mettront à défiler dans l'esprit de l'homme.
 Cet homme est un acteur. Il est sur le point d'atteindre la gloire, tout au moins une grande renommée, et il va également conquérir le cœur d'une femme qu'il aime depuis longtemps.
 Il a été frappé d'une maladie bizarre. Il est devenu incapable d'atteindre ses pensées; il a conservé sa lucidité entière, mais quelque pensée qui se présente à lui, il ne peut plus lui donner une forme extérieure, c'est-à-dire la traduire en gestes et en paroles appropriés.
 Les mots nécessaires lui manquent, ne répondent plus à son appel, il en est réduit à ne voir défiler en lui que des images, un surcroît d'images contradictoires et sans grand rapport les unes avec les autres.
 Ceci le rend incapable de se mêler à la vie des autres, et de se livrer à une activité.
 Vision de l'homme chez le docteur. Les bras croisés, les mains crispées à l'extérieur. Le docteur, énorme au-dessus de lui. Le docteur laisse tomber sa sentence.
 Nous retrouvons l'homme sous le bec de gaz au moment où il réalise intensément son état. Il maudit le ciel, il pense: Et cela juste au moment, où j'allais commencer à vivre ! Et conquérir le cœur de la femme que j'aime, et qui s'est livrée si difficilement.
 Vision de la femme, très belle, énigmatique, visage dur et fermé.
 Vision de l'âme de la femme telle que se l'imagine l'homme.
 Paysage, fleurs, dans des éclairages somptueux.
 Geste de malédiction de l'homme :
 Oh ! Être n'importe quoi ! Être ce camelot misérable et bossu qui vend ses journaux le soir, mais posséder vraiment toute l'étendue de son esprit, être vraiment maître de son esprit, penser enfin !
Vision rapide du camelot dans la rue. Puis, dans sa chambre, la tête dans ses mains, comme s'il tenait le bloc terrestre. Il possède vraiment son esprit. Celui-là au moins possède vraiment son esprit. Il peut espérer conquérir le monde et il est en droit de penser qu'il arrivera à le conquérir réellement un jour.
 Car il possède aussi l'INTELLIGENCE. Il ne connaît pas les possibilités de son être, il peut espérer tout posséder : l'amour, la gloire, la domination. Et en attendant, il travaille et il cherche.
 Vision du camelot gesticulant devant sa fenêtre : les villes qui bougent et tremblent sous ses pieds. De nouveau, à sa table. Avec des livres. Le doigt tendu. Des volées de femmes dans l'air. Des trônes amoncelés.
  Qu'il trouve seulement le problème central, celui dont tous les autres dépendent, et il pourra espérer conquérir le monde.
  Qu'il trouve non pas même la solution du problème, mais seulement, quel est ce problème central, en quoi il consiste, qu'il trouve enfin à le poser.
  Eh ! Mais, et sa bosse ? Sa bosse aussi peut-être lui sera enlevée par surcroît.
  Vision du camelot au centre d'une boule en cristal. Éclairage à la Rembrandt. Et au centre un point lumineux. La boule devient le globe. Le globe devient opaque. Le camelot disparaît au milieu et en sort comme le diable de sa boîte avec sa bosse sur le dos.
  Et le voilà parti à la recherche du problème. On le rencontre dans des bouges fumeux, au milieu de groupements où l'on cherche on ne sait quel idéal. Rassemblements rituels. Des hommes font des discours véhéments. Le bossu à une table écoutant. Hochant la tête, désabusé. Au milieu des groupes, une femme. Il la reconnaît : c'est Elle ! Il crie  : Ah ! Arrêtez-la ! Elle espionne, dit-il. Brouhaha. Tout le monde se lève. La femme s'enfuit. Lui est roué de coups et jeté sur la place.
  Qu'ai-je fait ? Je l'ai trahie, je l'aime ! Prononce-t-il.
  Vision de la femme chez elle. Aux pieds de son père : Je l'ai reconnu. Il est fou.
  Et il s'en va plus loin, continuant à chercher. Vision de l'homme sur une route avec un bâton. Puis, devant sa table, fouillant des livres, – couverture d'un livre en gros plan : la Kabbale. Tout à coup on frappe à la porte. Des sbires entrent. On se jette sur lui. On lui met la camisole de force: il est emporté chez les fous. Il devient fou réellement. Vision de l'homme se débattant avec des barreaux. Je trouverai, crie-t-il, le problème central, celui auquel tous les autres pendent comme les fruits à la grappe, et alors :
  Plus de folie, plus de monde, plus d'esprit, surtout, plus rien.
  Mais une révolution balaie les prisons, les asiles, on ouvre les portes des asiles
; il est délivré. C'est toi, le mystique, lui crie-t-on, tu es notre Maître à tous, viens. Et, humblement, il dit non. Mais on l'entraîne. Sois roi, lui dit-on, monte sur le trône. Et il monte en tremblant sur le trône.
  On se retire et le laisse seul.
  Vaste silence. Magique étonnement. Et tout à coup il pense : Je suis maître de tout, je peux tout avoir.
  Il peut tout avoir, oui, tout sauf la possession de son esprit. Il n'est toujours pas maître de son esprit.
  Mais qu'est-ce enfin que l'esprit ? En quoi cela consiste-t-il ? Si l'on pouvait seulement être maître de sa personne physique. Avoir tous les moyens, pouvoir tout faire de ses mains, de son corps. Et pendant ce temps, les livres s'entassent sur sa table. Et là-dessus, il s'endort.
  Et au milieu de cette rêverie mentale, va s'introduire un nouveau rêve.
  Oui, pouvoir tout faire, être orateur, peintre, acteur, oui, mais n'est-il pas déjà acteur ? Il est acteur en effet. Et le voici, voici qu'il se voit sur la scène avec sa bosse, aux pieds de sa maîtresse qui joue avec lui. Et sa bosse aussi est fausse : elle est jouée. Et sa maîtresse est sa maîtresse véritable, sa maîtresse de la vie.
  Une salle magnifique, regorgeant de monde, et le roi dans sa loge. Or, c'est aussi lui qui joue le personnage du roi. Il est le roi, il écoute et se voit en même temps sur la scène. Et le roi n'a pas de bosse. Il a trouvé : l'homme bossu qui est sur la scène n'est que l'effigie de lui-même, un traître, qui lui a pris sa femme, qui lui a volé son esprit. Alors, il se lève et il clame : Arrêtez-le. Brouhaha. Vaste mouvement. Les acteurs l'interpellent. La femme lui crie : Ce n'est plus toi, tu n'as plus ta bosse, je ne te reconnais plus. Il est fou ! Et au même instant, les deux personnages se fondent l'un dans l'autre sur l'écran. La salle tout entière tremble avec ses colonnes et ses lampadaires. Le tremblement s'accélère de plus en plus. Et sur ce fond tremblant, passent toutes ses images, tremblantes elles aussi, du roi, du camelot, de l'acteur bossu, du fou, de l'asile, des foules, et il se retrouve sur le trottoir sous le bec de gaz, avec sa montre qui pend à sa main gauche, et sa canne agitée du même mouvement.
  Dix-huit secondes à peine se sont écoulées; il contemple une dernière fois sa destinée misérable, puis sans hésitation ni émotion aucune, il sort un revolver de sa poche et s'en tire une balle dans la tempe.


Œuvres Complètes, tome III, Éditions Gallimard, 1961 // Les Cahiers de la Pléiade, printemps 1949.)

« (...Les Dix-Huit Secondes est, sans doute, le premier des scénarios d'Antonin Artaud, transmis d'après une copie dactylographiée conservée par Génica Athanasiou (pour qui il a manifestement été écrit) et publié pour la première fois dans Les Cahiers de la Pléiade, n° 7 au printemps 1949 - soit, pour Artaud à titre posthume. Quoique la date ne soit pas mentionnée, nous pensons pouvoir situer ce « premier » scénario entre 1923 et, au plus tard, 1924. Ce que l'on pourrait résumer comme le « cri d'amour d'un acteur désespéré » comporte en effet un certain nombre d'indications autobiographiques assez précisément datables. Cette femme énigmatique, très belle, au visage dur et ferme dont il s'apprêtait à conquérir le cœur, c'est Génica Athanasiou (...) »

( Jean-Paul Morel, in « Anthologie du Cinéma Invisible (100 scénarios pour 100 ans de cinéma )» de Christian Janicot,. Une coédion Arte Éditions – Éditions Jean-Michel Place, 1995.)