dimanche 23 décembre 2018

Antonin Artaud - Jardin noir (deux versions)

Antonin Artaud, circa 1920

Roulez fleuves du ciel dans nos pétales noirs.
Les ombres ont comblé la terre qui nous porte.
Ouvrez nos routes au charroi de vos étoiles.
Éclairez-nous, escortez–nous de vos cohortes,
Argentines légions, dans la route mortelle
Que nous entreprenons au centre de la nuit.
Ainsi le jardin parle au bord de la marée.
Et le métal figé de vos saintes colonnes
Ô tiges a vibré. Voici la nuit qui donne
L’universelle clef de ses portes de corne
Aux émanations des âmes délivrées.


Jardin noir” (Publié dans « Images de Paris »
IIIe année, n°34, septembre-octobre 1922)




Antonin Artaud au Chanet en Suisse. Circa 1919
 
Or elles ont éclos des terres de la mort
Ces fleurs qu'un long effort de songes a versées
Avec la cendre de l'immatérielle fumée
D'un parterre d'iris nocturnes effeuillés
Un après un comme les heures des ténèbres
En des raz de terrible et suprême saison
Aux eaux noires. Les lents diamants de l'heure
Lumineux ont resplendi, étrange
Illumination du soleil chaviré.
Les lis ont dissipé l'accumulation sombre
Du beau jardin sur qui déferle la marée
Et le métal figé de vos saintes colonnes
Ô tiges a vibré. Voici la nuit qui donne
L'universelle clef de ses portes de corne
Aux émanations des âmes délivrées.

"Jardin noir ", (Troisième version, octobre 1915)



vendredi 9 novembre 2018

Pierre Molinier, L'art magique



André Breton, Pierre Molinier et l'art magique
Pierre Molinier - Collage original définitif
de L'étoile de six, planche 43 du "Chaman
et ses créatures".

D'une fusion de joyaux entre lesquels domine l'opale noire, le génie de Molinier est de faire surgir la femme non plus foudroyée mais foudroyante, de la camper en superbe bête de proie. La vertu de son art, qui se veut délibérément magique, aussi dédaigneux que possible des puérils artifices du trompe-l'œil (quand bien même ceux-ci seraient mis au service de l'imagination), est d'enfreindre la loi qui veut que toute image peinte, si évocatrice soit-elle, demeure malgré tout objet d'illusion consciente, n'accède pas au plan de l'intervention active dans la vie. Les contes ont eu beau véhiculer vers nous le vieux rêve oppressant du personnage descendant de son cadre, ce n'est pas la peinture, par ses moyens propres, qui jusqu'ici nous avait acculés à cette perspective menaçante. Je ne crains pas de dire qu'avec Molinier, pour la première fois, il en va autrement. Une échelle de soie a pu enfin être jetée du monde des songes à l'autre, dont se trouve ainsi démontré qu'elle ne pouvait être que celle de la tentation charnelle. Cette tentation insinuante en diable, dans les yeux des merveilleuses créatures qui s'offrent ici sans vergogne, fait ciller et vaciller tour à tour, les conjuguant, ceux que nous ne pouvions que prêter à la Mathilde du Moine, à l'Alberte du Rideau cramoisi, à la Solange des Détraqués, à Madame Edwarda, à O, à la Lucie « petite folle des bois du Jules César de Joyce Mansour.

Tout ce que Pierre Molinier a peint en dehors d'elles participe, avec la digitale, la belladone et la stramoine, de leur sillage de rosée. Ses fleurs, fussent-elles des pivoines répandues, exhalent encore le parfum de leurs cuisses, d'autant plus ravissantes que damnantes d'hybridité.     

   
 
Pierre Molinier, Oh! Marie… Mère de Dieu, 1965.























Pierre Molinier - Le bonheur fou, 1968-71.

Pierre Molinier, L'art magique


Parler de L'Art magique ici, et d'une manière trop explicite, serait entamer une trop longue discussion sur l'univers, c'est à dire sur la « cause ».
L'art magique : effet qui, par métamorphose, devient cause.
L'artiste magicien traduit le message, maillon d'une chaîne sans commencement ni fin, cercle infernal, dans lequel l'être humain se meut, tel un prisonnier.
D'où l'interrogation : d'où venons-nous, que sommes-nous, où allons-nous ?
Résoudre ce problème, passer les limites de l'infranchissable, plonger dans le Cosmos, fouiller l'infinitésimal sensoriel, déceler une parcelle du mystère : Art magique, traduction et libération, rayonnement d'un problème sans fin.
Magie n'est pas fiction, mais liaison étroite de réalités multiples. Le surréalisme a créé une fiction dont le fil est lui-même magique. Il a foncé désespérément comme une « chevalerie » sur l'obstacle mystérieux de l'univers, et lui en a arraché des parcelles qui restent secrètes. Partisan parfois inconscient, il est le franc-tireur qui s'offre en holocauste, à l'avant-garde d'une armée très ordonnée : la Magie.
Il semble que dans le temps présent, en un besoin de renouveau, après « un long stationnement sur les voies de garage de l'imitation » l'art veut s'ébattre, et prend une allure effrénée. Il est toutefois probable que l'inquiétude humaine est pour une part dans cette effervescence.
Le machinisme-collectivisme, poire d'angoisse, a pris la place des espérances périmées, brimant l'individu, ajoutant l'obsession à l'anxiété du prisonnier.
Il est fatal qu'après ce surréalisme précurseur, une explosion d'abstraction se fasse jour, et que, dans une montée désordonnée où les valeurs se confondent, s'affirme la tendance à un même idéal qui est celui de la désespérance.
Comme dans une révolution réduite à l'impasse, les révoltés, après l'engagement, cherchent leur salut. Par un hasard anarchique, un art semble propice à ce cahos : l'Art magique.

(Extrait de « MOLINIER » © 1969, Jean-Jacques Pauvert éditeur)


                    Pierre Molinier, "à mon seul plaisir" (1900-1976)



Pierre Molinier - Le chaman et ses créatures, William Blake & Co. Éditions 

 

 
Pierre Molinier - Le temps de la mort n°1 (1962)
Pierre Molinier - Le temps de la mort n°1 (1962)
Pierre Molinier - Autoportrait dans
l' atelier du grenier Saint Pierre
peignant " Les Fleurs du Paradis".
Pierre Molinier - Autoportrait dans
l'atelier du grenier Saint Pierre vers 1950


Pierre Molinier, Ce Qui Est Merveille, 1966.
Pierre Molinier - Épero d'amor, 1960.
Pierre Molinier - La Comtesse Midralgar, 1950.


Autoportrait à la poupée
devant ses toiles, c. 1965.

mercredi 10 octobre 2018

Frédérique Bruyas lit un extrait de "Requiem" d'Anna Akhmatova



Anna Ahmatova, 1920s
         Anna Akhmatova  REQUIEM (extrait)




ÉPILOGUE, I




Et j'ai appris comment s'effondrent les visages,
Sous les paupières, comment émerge l'angoisse
Et la douleur se grave sur les tablettes des joues,
Semblables aux pages rugueuses des signes cunéiformes ;
Comment les boucles noires ou les boucles cendrées
Deviennent, en un clin d'œil, argentées,
Comment le rire se fane sur les lèvres sombres,
Et, dans un petit rire sec, comment tremble la frayeur.
Et je prie Dieu, mais ce n'est pas pour moi seulement,
Mais pour tous ceux qui partagent mon sort,
Dans le froid féroce, dans le juillet torride,
Devant le mur rouge devenu aveugle.


II

Avec leurs propres paroles, misère,
A elles, je penserai toujours et partout
Et dans le nouveau malheur je m'en souviendrai,
Et si l'on bâillonne ma bouche fatiguée
Par laquelle crie un peuple de cent millions d'âmes
Que de même à leur tour elles pensent à moi
A la veille du jour où l'on m'évoquera.
Mais si l'on s'avise un jour dans ce pays
D'ériger un monument en l'honneur de moi
Je donne mon accord à cette cérémonie
Mais à la condition qu'il n'y ait de monument
Ni près de la mer où je suis née
(Avec elle est rompu le dernier lien que j'avais)
Ni dans le parc du tsar près de l'arbre sacré
Où l'ombre inconsolable me cherche encore,
Mais ici où je restais trois cent heures debout
sans qu'on ouvrit pour moi les verrous.
Et même dans la mort bienheureuse, j'ai peur
D'oublier le roulement des noirs fourgons de terreur
D'oublier comment claquait la porte exécrée
Et hurlait la vieille, comme une bête blessée.
Que des paupières immobiles, des paupières de bronze
Comme des larmes, ruisselle de la neige fondue,
Que la colombe de la prison roucoule au loin
Que s'en aille sur la Neva au silence les bateaux.



                  (Anna Akhmatova, Requiem, traduction du russe par Paul Valet,



de l’album PHENOMENA, paru le 2 novembre 2017
Frédérique Bruyas - « Requiem »

"Requiem" d'Anna Akhmatova (Russie) Traduit du russe par Paul VALET, Éditions MINUIT, 1966
Voix enregistrée en septembre 2017 à Paris, France.
www.bruyas.net

Ambiances sonores extraites des morceaux :

RUNE "La cinquième couche" (Broadcasted on radio France Culture in "Chasseurs de sons" - 1999). Written, recorded, and produced by Yann Pillas
norecords.bandcamp.com/track/la-cinqui-me-couche

RUNE "Anna et ses runes" - Part.2 (Live)
Anna Foster : Violoncelle
Yann Pillas : Bruits électroniques et sons acoustiques
Written by Yann Pillas & Anna Foster
Recorded live at Confolens, and produced by Yann Pillas at "La Péranche in 2016.
norecords.bandcamp.com/track/anna-et-ses-runes-part-2

Mixage final par Yann Pillas à « La Péranche », Pleuville, France - Octobre 2017.
www.facebook.com/yann.pillas
www.facebook.com/RUNEnoise

mercredi 12 septembre 2018

Les cris du surréalisme

Yves Tanguy - Cadavre exquis (1927)
"Dénonçons au plus vite un malentendu qui prétendait classer la poésie sous la rubrique des moyens d’expression : la poésie qui ne se distingue des romans que par sa forme extérieure, la poésie qui exprime soit des idées soit des sentiments n’intéresse plus personne. Je lui oppose la poésie : activité de l’esprit. Il est parfaitement admis aujourd’hui qu’on peut être poète sans jamais avoir écrit un vers, qu’il existe une qualité de poésie dans la rue, dans un spectacle commercial, n’importe où. La confusion est grande, elle est poétique."

Tristan Tzara

"Explorer la vérité, la chercher aussi bien dans le domaine ethnique, par exemple, que dans celui de l’imagination, voilà les principaux caractères de cet esprit nouveau. L’esprit nouveau admet donc les expériences littéraires même hasardeuses, et ces expériences sont parfois peu lyriques. C’est pourquoi le lyrisme n’est qu’un domaine de l’esprit nouveau dans la poésie d’aujourd’hui qui se contente souvent de recherches, d’investigations, sans se préoccuper de leur donner une signification lyrique. Mais ces recherches sont utiles, elles constitueront les bases d’un nouveau réalisme. La surprise est le plus grand ressort nouveau. C’est par la surprise, par la place importante qu’il fait à la surprise que l’esprit nouveau se distingue de tous les mouvements artistiques et littéraires qui l’ont précédé. Il n’y avait pas besoin, pour partir à la découverte, de choisir, à grands renforts de règles même étudiées par le groupe, un fait classé comme sublime. On peut partir d’un fait quotidien, un mouchoir qui tombe peut être pour le poète le levier avec lequel il soulèvera tout un univers."

Guillaume Apollinaire

(Extraits du fichier interview de l'émission consultable ICI)

Les samedis de France Culture - Les cris du surréalisme (1ère diffusion : 02/12/1972)

Par André Parinaud - Avec André Breton, Philippe Soupault,
Georges Hugnet, Jacques Baron, Max Ernst, André Thirion, André Masson,
Lise Deharme, André Pieyre de Mandiargues, Marcel Duhamel, Félix Labisse,
Marcel Brion, Raymond Abellio, Jean-Claude Silbermann, José Pierre, Jacques Marais,
Jean Hélion, Jean Hérold-Paquis et Alfred Fabre-Luce.


vendredi 10 août 2018

Joyce Mansour - "Carré blanc", 1965 - « Où le bas se blesse », deux extraits

LA PORTE DE LA NUIT EST FERMÉE A CLEF

Retrouver le désert
Mon pays desséché et secret
La vie la vie même
L'enchanteur endormi dans les mirages vert profond
Du tapis
Traverser la Judée le frais jardin clos
Le cimetière
O vent de Galilée miroitement de la nostalgie
Sous une lune de Pierre
Fuir les tigrures des nuages sur le sol aveuglant
Fuir en dansant
Un vent plaintif s'est levé dans mon cœur
De pâles paroles tombées des tuiles ruissellent sur
ma peau sèche
(Mer morte du souvenir au creux de l'après-midi)
Viens enlace-moi
Allons vers les forêts
Les ravins
Les blancs pommiers
Je rêve consumée par une folie dangereuse
L'horizon brûlant et impie
Fait signe
Et des pyramides s'érigent
Sur la plaque tournante
De midi
Je rêve oui je rêve sans espoir de retour
Seul l'aveugle sait maudire la bougie échevelée
Les tendres yeux étirés de l'amour sont cailloux pour toi
Bijoux trous tanières
Luxure et putréfaction
Coutures et balafres de l'église
Nommée
Or



NUIT DE VEILLE
DANS UNE CELLULE EN CRISTAL DE ROCHE

Être invisible et aimée de vous
Nocturne oiseau de proie
Je plane derrière la porte pluvieuse
Solitaire et sauvage
Lourde
De la gélatineuse souffrance orientale

Courir rouge de votre odeur
Dans le jeu phosphorescent des vagues
Nue rousse et tentaculaire
Suspendue au cri de la petite flûte
Pétale

Mon pubis se soulève
Calme houle calme calme
Malheureuse que je suis

La lune brise l'image engloutie
Avant même que sur le sable rose
Votre tête puisse venir mourir

Être invisible et aimée de vous
A quelque lieues de l'Atlantide
Sur la mer ouverte de mes songes


Joyce Mansour




Maria Casarès lit deux poèmes de Joyce Mansour, “La porte de la nuit est fermée à clef, “Nuit de veille dans une cellule en cristal de roche”.

Extrait de Joyce Mansour - “Carré blanc”, 1965 - “Où le bas se blesse".

lundi 2 juillet 2018

Antonin Artaud - Le Théâtre et la science

Le théâtre vrai m'est toujours apparu comme    
Antonin Artaud (01 janvier 1948)
© Le Cuziat

l'exercice d'un acte dangereux et terrible,
où d'ailleurs aussi bien l'idée de théâtre et de
spectacle s'élimine
que celle de toute science, de toute religion et
de tout art.


L'acte dont je parle vise à la transformation orga-
nique et physique vraie du corps humain.
Pourquoi ?
Parce-que le théâtre n'est pas cette parade scé-
nique où l'on développe virtuellement et symbolique-
ment un mythe
mais ce creuset de feu et de viande vraie où
anatomiquement,
par piétinement d'os, de membres et de syllabes,
se refont les corps,
et se présente physiquement et
au naturel l'acte mythique de faire un corps.


Si l'on me comprend bien, on verra là un acte de
genèse vrai qu'il apparaîtra à tout le monde saugrenu
et humoristique d'appeler sur le plan de la vie réelle.
Car nul à l'heure qu'il est ne peut croire qu'un
corps puisse changer sinon par le temps et dans la
mort.
Or je le répète la mort est un état inventé
et qui ne vit que pour tous les bas sorciers, les
gurus de néant à qui il profite et qui depuis quel-
ques siècles s'en nourrissent
et en vivent dans l'état appelé Bardo.
En dehors de cela le corps humain est immortel.
C'est une vieille histoire qu'il faut remettre à
jour en mettant les pieds dans le plat.


Le corps humain ne meurt que parce qu'on a
oublié de le transformer et de le changer.
Hors cela il ne meurt pas, il ne tombe pas en
poussière, il ne passe pas par le tombeau.
C'est une ignoble facilité de néant que la religion,
la société et la science ont ainsi obtenue de la cons-
cience humaine que de l'amener à un moment donné
à quitter son corps,
que de lui faire croire que le corps
humain était périssable, et destiné au bout de peu
de temps à s'en aller.
Non, le corps humain est impérissable et immor-
tel et il change,
il change physiquement et matériellement,
anatomiquement et manifestement,
il change visiblement et sur place
pourvu qu'on veuille bien se donner la peine maté-
rielle de le faire changer.


Il existait autre fois une opération d'ordre moins
magique que scientifique
et que le théâtre n'a fait que frôler,
par laquelle le corps humain,
lorsqu'il était reconnu mauvais
était passé,
transporté,
physiquement et matériellement,
objectivement et comme moléculairement
d'un corps à un autre,
d'un état passé et perdu de corps
à un état renforcé et exhaussé du corps.
Et il suffisait pour cela de s'adresser à toutes
les forces dramatiques, refoulées et perdues du corps
humain.

Il s'agit donc bien là d'une révolution,
et tout le monde appelle une révolution nécessaire,
mais je ne sais pas si beaucoup de
gens ont pensé que cette révolution ne serait pas
vraie, tant qu'elle ne serait pas physiquement et
matériellement complète,
tant qu'elle ne se retournerait pas vers l'homme,
vers le corps de l'homme lui-même
et ne se déciderait pas enfin à lui demander
de se changer.
Or le corps est devenu malpropre et mauvais
parce-que nous vivons dans un monde malpropre et
mauvais qui ne veut pas que le corps humain soit
changé,
et qui a su disposer
de toutes parts,
aux points qu'il faut,
son occulte et ténébreuse chiourne
pour empêcher de le changer.


C'est ainsi que ce monde n'est pas mauvais seu-
lement en façade, mais parce que souterrainement et
occultement il cultive et maintient le mal qui l'a fait
être et nous a tous fait naître du mauvais esprit et
au milieu du mauvais esprit.


Ce n'est pas seulement que les mœurs soient
pourries, c'est que l'atmosphère où nous vivons est
pourrie matériellement et physiquement de vers réels,
d'apparences obscènes, d'esprit venimeux, d'orga-
nismes infects, qu'on peut voir à l'œil nu pourvu
qu'on en ait comme moi longuement, âcrement et
systématiquement souffert .


Et il ne s'agit pas là d'hallucination ou de délire,
non, il s'agit de ce coudoiement frelaté et vérifié du
monde abominable des esprits dont tout impérissable
acteur, tout poète incréé du souffle a toujours senti
les parties honteuse abjecter ses plus purs élans.


Et il n'y aura pas de révolution politique ou
morale possible tant que l'homme demeurera magné-
tiquement tenu,
dans ses réactions organiques et nerveuses
les plus élémentaires et les plus simples,
par la sordide influence
de tous les centres douteux d'initiés,
qui bien au chaud dans les chaufferettes de
leur psychisme
se rient aussi bien des révolutions que des guerres,
sûrs que l'ordre anatomique sur lequel est basée
aussi bien l'existence que la durée de la société
actuelle
ne saurait plus être changé.


Or il y a dans le souffle humain des sautes et des
brisures de ton, et d'un cri à un cri des transferts
brusqués
par quoi des ouvertures et des élans du corps entier
des choses peuvent être soudainement évoqués, et
qui peuvent étayer ou liquéfier un membre comme
un arbre qu'on appuierait sur la montagne de sa forêt.


Or
Le corps a un souffle et un cri par lesquels il
peut se prendre dans les bas-fonds décomposés de
l'organisme et se transporter visiblement jusqu'à
ces hauts plans rayonnants où le corps supérieur
l'attend.
C'est une opération où dans les profondeurs du
cri organique et du souffle lancés
passent tous les états du sang et
des humeurs possibles,
tout le combat des échardes et
esquilles du corps visible
avec les monstres faux du psychisme,
de la spiritualité,
et de la sensibilité.

Il y eut des périodes incontestables de l'histoire
du temps où cette opération physiologique eut lieu
et où la mauvaise volonté humaine n'eut jamais le
temps de former ses forces et de dégager comme
aujourd'hui ses monstres issus de la copulation.

Si sur certains points et pour certaines races,
la sexualité humaine en est arrivée au point noir,
et si cette sexualité dégage des influences infectes,
d'épouvantables poisons corporels,
qui présentement paralysent
tout effort de volonté et de sensibilité,
et rendent impossible toute
tentative de métamorphose
et de la révolution définitive
et intégrale.
C'est que voilà des siècles maintenant
qu'a été abandonnée une certaine opération
de transmutation physiologique ,
et de métamorphose organique vraie
du corps humain,
laquelle par son atrocité,
sa férocité matérielle
et son ampleur
jette dans l'ombre d'une nuit psychique tiède
tous les drames psychologiques , logiques
ou dialectiques du cœur humain.

Je veux dire que le corps détient des souffles
et que le souffle détient des corps dont
la palpitante pression,
l'épouvantable compression atmosphérique
rendent vains, quand ils apparaissent,
tous les états passionnels ou psychiques que
la conscience peut évoquer.
Il y a un degré de tension, d'écrasement, d'épais-
seur opaque, de refoulement surcomprimé d'un corps,
qui laissent loin en arrière toute philosophie,
toute dialectique, toute musique, toute physique,
toute poésie,
toute magie.



Je ne vous montrerai pas ce soir ce qui demande
plusieurs heures d'exercices progressifs pour com-
mencer à transparaître,
il y faut d'ailleurs de l'espace et de l'air,
il y faut surtout un appareillage que je n'ai pas.

Mais vous entendrez certainement dans les textes
qui seront dits
venant de ceux qui les disent,
des cris
et des élans d'une sincérité qui sont la voie de cette
révolution physiologique entière sans laquelle rien ne
peut être changé.


Antonin ARTAUD.


Cette lecture a eu lieu ce soir vendredi 18 juil-
let 1947 et parfois j'y ai comme frôlé l'ouverture de mon
ton de cœur.

Il m'aurait fallu chier le sang par le
nombril pour arriver à ce que je veux.
Trois quarts d'heure
de frappe avec le tisonnier sur un même point par
exemple en buvant de temps en temps.


(Texte paru dans la revue « L'Arbalète n°13, été 1948, à Lyon
chez Marc Barbezat, 8 rue Godefroy)


En juillet de la même année (1947), à l'occasion d'une exposition
de ses portraits et dessins à la Galerie Pierre, deux lectures de textes
de lui ont été prévues, le jour du vernissage et celui de la clôture.
Il écrit pour cela le Théâtre et la science qu'il lira lui-même.
Des amis choisis par lui liront le Rite du Peyolt chez les Tarahumaras,
qu'il accompagne de cris et de bruits, la Culture indienne et
Aliéner l'acteur.

Extrait de Paule Thévenin « Antonin Artaud ce désespéré qui vous parle » p. 128, Essais Seuil, Fiction & Cie, collection dirigée par Denis Roche, Éditions Seuil, février 1993






dimanche 3 juin 2018

Antonin Artaud – Aliéner l'Acteur

Le théâtre
est l'état,
Antonin Artaud, Théâtre Alfred Jarry Vers 1929.
Photo de Eli Lotar 
le lieu,
le point,
où saisir l'anatomie humaine,
et par elle guérir et régenter la vie.

Oui, la vie avec ses transports, ses hennissements, ses borborygmes, ses trous de vide, ses prurits, ses rougeurs, ses arrêts de circulation, ses maelströms sanguinolents, ses précipitations irritables de sang, ses nœuds d'humeurs,
ses reprises,
ses hésitations.

Tout cela se discerne, se repère, se scrute et s'illumine sur un membre,
et c'est en mettant en activité, et je dirai en activité paroxystique des membres,
comme les membres de ce formidable fétiche animé qu'est tout le corps
de tout un acteur,
qu'on peut voir
comme à nu,
la vie,
dans la transparence, dans la présence de ses forces premières nées, de ses puissances inutilisées,
et qui n'ont pas encore servi, non, pas encore servi, à corriger une création anarchique dont le vrai théâtre était fait pour redresser les irascibles et pétulantes gravitations.


Oui la gravitation universelle est un séisme, une effroyable précipitation passionnelle
qui se corrige sur les membres d'un acteur,
non pas en frénésie,
non pas en hystérie,
non pas en transes,
mais à l'extrême fil du coupant de l'arête, à la dernière et plus extrême tranche de la mesure pariétale de son effort.
Paroi après paroi,
l'acteur développe,
il étale ou referme des murs, des faces passionnelles et suranimées de surfaces où s'inscrit l'ire de la vie.

Muscle après muscle
sur le corps de l'acteur méthodiquement traumatisé, on peut saisir le développement des impulsions universelles et sur lui-même les corriger.

C'est une technique qui faillit avoir lieu un jour au temps de Mystères Orphiques ou d'Éleusis, mais qui manqua parce qu'il y était beaucoup plus question du parachèvement d'un vieux crime ;
donner dieu,
tout dieu dépecé
à tout l'homme,
tout l'universel du souffle inemployé des choses à l'homme bassement humain,
que de la constitution et de l'INSTITUTION de cette nouvelle et palpitante anatomie furtive que tout le théâtre réclamait.
Oui, l'homme eut à un moment donné besoin d'un corps squelettique neuf, qui pétillât et se glissât dans l'air comme les flammes furtives d'un foyer.

Et le théâtre était cette force qui barattait l'anatomie humaine, cette pétulance d'un feu inné de quoi furent égrenés les primitifs squelettes,
cette force d'humeur éclatée,
cette espèce d'irascible tumeur où fondit le squelette premier.
Et c'est par le barattement rythmique de tous les squelettes évoqués que la force innée du théâtre cautérisait l'humanité.
C'était là que l'homme et la vie venaient de temps en temps se faire refaire.

Où donc ?

Dans certaines excoriations intempestives de la sensibilité organique profonde du corps humain.
Sans transes,
par le halètement rythmique prononcé et méthodique de l'appel,
la vie scintillante de l'acteur était mise à nu dans ses veines profondes,
et qu'il y avait pas de muscle, ou d'os,
pas de science du muscle
ou
de l'os,
mais la projection d'un squelette ligneux
qui était tout un corps
comme mis à nu et visible
et qui semblait dire :

attention,
gare là-dessous,
ça va chier,
ça va éclater.

Et en effet le théâtre était le martyre de tout ce qui risquait humanité, qui voulait prendre figure d'être.
C'était l'état où on ne peut pas exister, si on n'a pas consenti par avance à être par définition et par essence
un définitif
aliéné.

Brisure de membres et de nerfs éclatés,
cassures d'os sanglants et qui protestent d'être
ainsi arrachés au squelette de la possibilité, le théâtre est cette inextirpable et effervescente féerie
qui a la révolte et la guerre pour inspiration et pour sujet.
Car être aliéné à l'être, qu'est-ce que c'est ?
C'est
ne pas avoir accepté comme l'homme imbécile et crapuleux d'aujourd'hui,
de céder à cet état de liquéfaction viscérale,
anti-théâtrale
qui fait le sexe
à cet état d'érotisation statique,
pro-intestinale
du corps actuel.

Les déracinements magnétiques du corps, les excoriations musculaires cruelles, les commotions de la sensibilité enterrée qui constituent le théâtre vrai, ne peuvent pas aller avec cette façon de tourner plus ou moins longtemps,
en tout cas languissamment et lascivement,
autour du pot
qui constitue la vie sexuelle.

Le vrai théâtre est beaucoup plus trépidant,
il est beaucoup plus aliéné.
État spasmodique du cœur ouvert
et qui donne tout
à ce qui n'existe pas,
et qui n'est pas
et rien à ce qui est, et que l'on voit,
qu'on cerne,
où on peut rester et
demeurer.
Mais qui
aujourd'hui
voulait vivre
dans ce qui
demande
blessure pour
rester un
aliéné ?





12 mai 1947.





P.S.
L'intempestif charbon ligneux du squelette non
charnel de l'homme,
celui du surhomme commencé un jour et qui va
être bientôt éternellement et tout entier,
quand il n'y aura plus ni soleil ni lune mais les 2
orteils de braise éclatée pour répondre aux langues
creuses, aux deux cavités de langues creuses du crâne de la Danse Macabre comme un phare
perpétuellement
embrasé.


En décembre 1946, une troupe de jeunes comédiens a remonté Victor ou les Enfants au pouvoir, de Roger Vitrac, dont la création en décembre 1928 avait été le dernier spectacle du Théâtre Alfred Jarry. Au printemps de 1947, ils sollicitent un texte pour une revue qu'ils désirent fonder. Ce sera Aliéner acteur, la revue ne paraîtra pas.
Extrait de Paule Thévenin « Antonin Artaud ce désespéré qui vous parle » p. 128, Essais Seuil, Fiction & Cie, collection dirigée par Denis Roche, Éditions Seuil, février 1993

(Texte paru dans la revue « L'Arbalète n°13, été 1948, à Lyon
chez Marc Barbezat, 8 rue Godefroy)