mardi 3 avril 2018

Jacques Prevel

14 décembre 1946, écrit à Ivry

Antonin Artaud me disait un soir de ces derniers jours :
- Monsieur Prevel, quand je vous regarde et que je vous vois souffrir,
j'ai le sentiment d'une injustice commise à votre sujet. Je sens que vous êtes étouffé,
que vous ne respirez pas, et cela m'est pénible de vous voir ainsi souffrir.
Et moi, quand je regarde le monde, je pense comme Artaud. A quoi ça sert, à rien du tout. Moi qui suis à mi-chemin de l'absolu, je voudrais pénétrer complètement dans le domaine de la vision, je voudrais que mes yeux soient pareils aux ondes qui parcourent les étendues illimitées des espaces interplanétaires. C'est vrai qu'il y a une injustice qui me frappe d'une irrémédiable perte d'énergie où se précipite la solitude, l'angoisse, l'horreur de me sentir environné d'une vie qui prolifère autour de moi à mes dépens.
Il n'y a rien à faire, je suis lié à l'élémentaire. Je veux dire qu'une absurde discipline
me contraint à la surface de la vie. Impossible de faire le plongeon nécessaire, car je sais que je suis trop faible pour atteindre le fond du gouffre. Je reviendrais la face violacée, les membres horriblement crispés par le froid et les mains comme des pierres mais inutilement refermées par leur angoisse sur le vide, sur leur paume tuméfiée. Pas une parcelle d'or, pas un grain de sable. Je n'aurai rien su rapporter d'un pénible effort vers l'abîme. C'est pour cela sans doute que je suis à jamais perdu dans le dérisoire, dans l'élémentaire sordide et banal de l'existence.
Tourner la page de l'album après, voilà ce que je dois faire, tourner la page, changer de disque, essayer de vivre avec la désolante vision de tout ce qui QUI EST-CE QUI A GAGNÉ LA BATAILLE DU MALPLAQUET. AH CE SONT LES JUIFS, LES RABBINS D'HIER SOIR. JE NE DIS PAS ÇA DU TOUT DE TOUT CE QUI JE SUIS CE DÉ lamentablement me frappe au visage et m'empêche de respirer.
Ce soir, arrivant à Ivry avec Antonin Artaud, je regardais les pierres noircies par la boue et la pluie EST-CE QUE VOUS CROYEZ QUE LES RABBINS SONT DESCENDUS DANS UNE CAVE LA NUIT DENIÈRE, UN CERTAIN NOMBRE DE RABBINS DE PARIS ? J'ai le sentiment d'être complètement perdu. Mon esprit appartient à l'ornière, à la pluie, je marche sur le peu de lumière qu'il me reste. Je me détruis moi-même jour après jour. QU'EST-CE-QUE J'AI À L'ESTOMAC ?
(Tous les mots en capitales ont été prononcés par Antonin Artaud.)


Antonin Artaud - Portrait de Jacques Marie Prével, 1947
Jacques Prevel "En compagnie d'Antonin Artaud", en date du
Lundi 28 avril 1947

Si Jacques Marie Prevel pouvait savoir quel péché
l'écrase, et moi qui ne crois pas au péché je dis de quel
péché mis sur lui Jacques Prevel écrase. (haut)

L'androgyne rompu reprit l'un et le tenta de l'homme mais c'est (gauche)

qu'il tenterait de la femme dans le même moment et Satan le feu fut partout. (droit)

Que Jacques Marie Prevel ne fasse pas le péché que toute sa figure mérite, qu'en lui-même Marie prémédite contre Jacques Prevel. (bas)


Antonin Artaud, 26 avril 1947


Ce portrait a été reproduit en frontispice des cent exemplaires sur vélin pur fil de l'édition originale de "De colère et de Haine". Dans son "Testament" (voir "Poèmes"), Jacques Prevel l'a légué à Jany. En fait les deux textes verticaux se complètent, et il faut lire les deux textes horizontaux à la suite, c'est-à-dire enchaîner au premier cité celui que Jacques Prevel copie ici en dernier.


(Jacques Prevel "En compagnie d'Antonin Artaud", note de Bernard Noël n°56)



Antonin Artaud, Jacques Prevel de profil
Ivry, mercredi 6 août 1947 (extrait)

(…) Je voudrais faire éclater ce qu'il y a de réel, mais je retombe dans la salle engeance des mots, qui sont stériles comme un mâchefer. Oui, je le sais, de temps en temps je trouve un bout de charbon, et même un bout de charbon chauffé à blanc, et qui se détache de cet agglomérat de substance amorphe et noire où je suis enlisé jusqu'aux épaules, et dont je n'arrive pas à me débarrasser quelque effort que je fasse, je ne songe même pas que Gérard de Nerval a habité cette même chambre où Artaud est étendu et soupire douloureusement ce matin. Cela n'est rien, cela n'est rien non plus que j'y sois présent avec Jany et qu'Artaud y soit depuis des mois à créer et à souffrir dans le passage impraticable de l'absolu. Cela ne fait rien... Il y a autre chose qui compte et qui se détache et qui présente à travers les murs un rugissement plus puissant. Mais quel est-il cet être ? Quels sont-ils ? je voudrais me lever et m'emparer du nombre démultiplié ici on ne sait par quelle rumeur qui dépasse celle qui nous concerne et qu'est-ce qui nous concerne sinon la strangulation d'un lacet sanglant dont se délectent les larves depuis un temps qu'on ne peut dénombrer, et qui ne s'inscrit que dans la quadrature de l'horreur et de la démence.


La chambre d'Artaud, hôpital d'Ivry-Sur-Seine. Photo de Denise Colomb, 1947
 

Ils avaient construit une éternité visible
Suspendue à flanc de montagne
Et brûlée par un soleil comme des pointes
    enfoncées
Dans le sommeil et burinées
Antonin Artaud - Portrait de Jacques Prevel, 27 Août 1946
A l'état de veille dans leur marche à l'étape du
désert
Sable rouge et verdâtre étendue illimitée de steppe
Ossements et cadavres durcis
Chemins propices à la mort
Définitifs et sans objet
Où la nuit s'écartait comme une clarté sur la
    nudité
D'une possession secrète
Lèvres serrées poitrine douce et osseuse
Et ces bras fragiles comme des tiges de fleurs
Cuisses et sexes entremêlés dans l'extase
Et la consolation de l'étape sans pain et sans    
   sommeil
Communion à jamais du refus


En dérive vers l'absolu
Il ne me reste qu'à enfreindre l'ordre
De toute justice
Pour me détacher sans consentement
De sa violence qui m'accable
J'ai vécu la confusion
Je suis mort de la confusion
Pour ma défense qu'aurai-je à dire
Mes forces se détruisent et me détruisent dans
   l'égarement
Je suis un criminel
Qui n'a pas compris le geste simulé


Recherche sinistre voyage
Brouillard avec le froid la pluie les larmes et le
   feu tremblant
De nos pas pressés dans la rauque naissance
De nos désirs fusant comme un atoll de lave
Au centre du monde
Nous avions brusquement saisi
L'échelle éternelle
Et nous nous étions penchés sans effroi                              
Sur nos tombes entr'ouvertes
Mais l'esprit fut vaincu et poignardé
Par la seule entente de nos mains nues


Au début d"un printemps mort et glacé
Je me souviendrai du démembrement
De la mer et de cet astre où je suis passé
Comme un pirate avec en berne
Le drapeau noir et colorié d'une existence légen-
   daire
Mais tout sera révolu
L'amer vinaigre du sperme
Et du sexe où j'avais bu l'extase
Dans la substance d'une toile et d'un amour
    éblouissant
Sur le roc d'une fournaise
Que je ne souhaite à quiconque ici

( Extrait de Jacques Prevel "De colère et de haine",
Éditions du Lion, Paris 1950 que l'on trouve dans
Jacques Prevel "Poèmes" Éditions Flammarion 1974 )