lundi 5 mars 2018

Roger Caillois – Le champ des signes (extraits)

Le mystère, par un lointain côté, annonce celui de la vie. De frémir, de respirer et de se renouveler confère à chaque espèce de lichens, d'insectes ou d'oiseaux une marque distinctive qui se transmet sans changement notable de génération en génération : en quelque sorte, d'inaliénables armoiries organiques. Un ovule, un acide aminé décident du moindre détail et garantissent la continuité. Dans le règne inerte, les lois qui président aux faciès des cristaux sont d'ailleurs plus rigides encore. Une disposition moléculaire en détermine à la fois la substance et l'aspect. Mais dans une matière sans liqueur reproductrice et sans structure intime sorte de poudre ou de farine agglomérée, douée uniquement de propriétés physiques et chimiques, c'est-à-dire impersonnelles, et même dont aucune n'appartient en propre à l'espèce, quelle étrange stimulation pourrait répartir une telle poussière soudée, pour qu'en son magma quelque différence, quelque ordonnance, quelque figure lisible parvienne à surmonter une indistinction dont il paraissait impossible qu'elle sortit jamais ? Encore moins comment pressentir qu'il puisse en émerger des courbes assemblées en vastes équilibres qui réunissent le prodige de n'être à la fois ni rigoureux ni arbitraires ?


J'admire dans la matière la moins sensible la présence de tracés sans nécessité et sans fantaisie, jamais pareils, toujours parents, dérivant avec évidence d'un prototype abstrait, ébauchant des symétries approximatives et inévitables. Une docilité économe les gouverne avec douceur. Négligence et paresse inaugurent d'incertaines combinaisons, où perce un même chiffre avec une capricieuse régularité.

(Extrait de Roger Caillois « Le champ des signes » avec 25 illustrations d'Estève, Hermann Éditeur des Sciences et des Arts, collection L'Esprit et la Main, 1978)