jeudi 27 août 2009

Jiddu Krishnamurti - Journal 4 avril 1975


Le hasard voulut qu’il passât plusieurs mois dans une petite maison délabrée, perchée sur la montagne et complètement isolée. Elle était entourée d’une multitude d’arbres, c’était le printemps et l’air embaumait. La solitude était celle des montagnes et de la beauté de la terre rouge. Les hauts sommets étaient couverts de neige et certains arbres étaient en fleurs. Il vivait seul parmi cette splendeur. La forêt était proche, emplie de daims, de quelques ours et de grands singes à têtes noires et longues queues, sans oublier les serpents. Dans cette solitude profonde, curieusement, on se sentait proche de tous ces animaux. On ne pouvait rien blesser, pas même la petite pâquerette du sentier. Dans cette relation, nul espace ne les séparait de vous ; cela n’avait rien d’artificiel et n’avait pas été créé par une conviction intellectuelle ou sentimentale. Il en était ainsi, tout simplement. Ces grands singes s’approchaient en bande, surtout en fin de journée. Certains s’asseyaient par terre, mais la plupart se perchaient dans les branches et vous regardaient tranquillement. Ils étaient étonnamment calmes ; de temps à autre, l’un d’entre eux se grattait et nous nous examinions mutuellement. Ils venaient pratiquement tous les soirs, prenant soin de n’être ni trop près, ni trop haut dans les arbres, et chacun avait conscience de la présence silencieuse de l’autre. Nous étions devenus bons amis, mais ils ne semblaient pas vouloir empiéter sur notre solitude. Un après-midi, comme il se promenait dans la forêt, il les rencontra soudain dans une clairière. Ils étaient une bonne trentaine, jeunes et vieux mêlés, assis en rond parmi les arbres de cet espace ouvert, parfaitement silencieux et immobiles. Il aurait pu les toucher. Ils n’éprouvaient aucune peur et il s’assit par terre. Nous nous sommes regardés jusqu’à ce que le soleil disparaisse derrière les pics neigeux.
Si l’on perd le contact avec la nature, on perd le contact avec l’humanité. Coupé de tout rapport avec la nature, on devient un tueur. On peut alors massacrer des bébés phoques, des baleines, des dauphins ou des hommes, pour le profit, le « sport », pour sa nourriture ou au nom de la science. La nature se sent alors menacée par vous et vous prive de sa beauté. Vous pourrez effectuer de longues promenades dans les bois ou camper dans des endroits merveilleux, vous resterez un tueur et tout rapport d’amitié avec ces lieux vous sera refusé. Vous n’êtes probablement proche de rien ni de quiconque, qu’il s’agisse de votre femme ou de votre mari. Vous êtes bien trop occupé, pris dans la course des profits et des pertes et dans le cycle de votre propre pensée, de vos plaisirs et de vos douleurs. Vous vivez dans les ténèbres de votre propre isolement, et vouloir le fuir vous plonge dans des ténèbres encore plus profondes. Vous ne vous préoccupez que d’une survie à court terme, irréfléchie, que vous soyez accommodant ou violent. Et des milliers d’êtres meurent de faim ou sont massacrés à cause de votre irresponsabilité. Vous abandonnez la marche de ce monde aux politiciens corrompus et menteurs, aux intellectuels, aux spécialistes. Etant vous-même dépourvu d’intégrité, vous édifiez une société immorale, malhonnête, qui repose sur l’égoïsme absolu. Et quand vous tentez de fuir cet univers dont vous êtes seul responsable, c’est pour aller sur les plages, dans les bois ou faire du « sport » avec un fusil.
Il est possible que vous sachiez tout cela, mais la connaissance ne peut nullement vous transformer. Ce n’est qu’en éprouvant le sentiment de faire partie intégrante du tout que vous serez relié à l’univers.

(Extrait du « JOURNAL » de KRISHNAMURTI,
traduit de l’anglais par Nicole Tisserand,
éditions BUCHET/CHASTEL 1991)

1 commentaire:

  1. Ce passage du livre est terrible ! C'est tellement vrai, si compréhensible, que lors des sorties en forêt, j'y pense, et je me sens impuissante à la ressentir !!

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