jeudi 1 septembre 2011

Radovan Ivsic et Toyen - LE PUITS DANS LA TOUR

                                                    IV

     Distraite, elle s'assit à même l'écorce nue et rugueuse d'un chêne. Debout, il lui fit, non sans quelques réticences, la première confidence :
     - Ce soir-là, il y a longtemps, l'orage était dans l'air. Je maudissais les rafales
de vent qui troublaient les voluptueuses formes des nuages, auxquels le soleil descendant dans sa gaine de montagnes donnait la couleur de chair, lorsque d'un flanc vaporeux sortit l'interminable fil des grues se dirigeant vers les ombres du Nord. A cet instant-là, je crus connaître la grande migration : la terrifiante aile, assoiffée des lointains, me poussa au milieu du corps et, pris de frayeur, j'y apposai la ligne de vie et la ligne de cœur ainsi.
     En lui prenant la main, il fit de ses doigts un anneau de tendresse. Elle sentit avec chaque fuseau l'inépuisable richesse du corail vif et s'égara tellement qu'elle entendit à peine ce qu'il ajouta :
     - Il y a aussi le palais rose, inaccessible presque, derrière tes dents. 



                                                                  V


     Dans le noir, il s'éloigna d'elle et, devenant le spectre lunulé de son corps, s'assit en face du bouquet des lèvres, il parlait s'en prêter attention à sa voix où mûrissait le rubicond épi de maïs et sans se demander si elle l'écoutait.
     - tel le la dans le lit labile de l'alcool.
     Il ressentit une si grande félicité en prononçant ces dernières paroles qu'il ne découvrit pas immédiatement pourquoi il les avait dites.
     - C'est le I qui fait jouir l'habitant de ma bouche.
Et comme pour savoir gré à sa langue de lui avoir indiqué un horizon nouveau, il la mena vers la fragrance de la table étroite afin de lui faire connaître le vertigineux goût de la fraise nocturne.
     - Dans l'hinterland de la luette, il y a le lin, il y a le Nil – soupira t-elle, sombrant.
 



                   
                 (Texte de Radovan Ivsic, pointes sèches de Toyen.
                   Extrait de la revue « L'Archibras » n° 1, avril 1967)

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