dimanche 10 juin 2012

Francis Giauque « Journal d'enfer et poèmes inédits » (extraits)



Séance du premier mars 1962


Je constate qu'il ne s'offre aujourd'hui que deux solutions pour moi, soit : rejeter définitivement le monde et les hommes avec la violence forcenée qui m'a caractérisé durant tant d'années, et d'assumer mon rôle de « poète maudit » jusqu'en ses plus extrêmes conséquences, c'est à dire de continuer à vivre dans la solitude, la maladie et le désespoir, pour sans doute aboutir au suicide, soit deuxième solution : essayer au prix d'un long et acharné travail de rétablir un certain équilibre, en fonction de mes exigences et de la réalité quotidienne sous tous ses aspects. Il faut que cet équilibre suppose d'une part, un accord entre moi et la réalité (fonction sociale) d'autre part, qu'il ne m'oblige pas à renoncer aux exigences profondes de mon être. L'expérience dans laquelle je me suis engagé dès l'adolescence et qui devait me permettre, grâce au « pouvoir poétique », d'accéder à un monde nouveau et à un rejet total de la société, avec tout ce qu'implique d'excès, de haine, de fureur, de révolte et de déchirements, une telle recherche, cette expérience donc n'aura pas été négative, puisqu'elle a permis de maintenir intact en moi, un sentiment de pureté et d'innocence, an sein d'un monde voué entièrement au culte de l'argent et de l'hypocrisie la plus abjecte, bref d'un monde féroce et sans âme dans lequel il me sera toujours difficile de m'intégrer. Je me suis voulu un « être d'exception ».
La vie ne m'a jamais semblé acceptable que dans le sens d'une recherche forcenée de l'auto-sublimation à travers la souffrance et la solitude, afin d'échapper à un monde où je ne me reconnaissais pas. La poésie et l'éthique qu'elle incarnait à mes yeux à cette époque, me permit parfois d'atteindre à des sommets d'exaltation et d'orgueil difficilement imaginables. Malheureusement cette expérience dans laquelle je m'étais engagé corps et âme, sans espoir de retour en arrière, m'isola complètement du monde et des hommes. Aujourd'hui, alors que je tente ce périlleux retour en arrière, il faut que je parvienne à faire une synthèse de ces diverses exigences poétique et morales, de façon à ce qu'elles ne se heurtent plus aux murailles de la non-acceptation de la société et de ceux qui la composent. Les problèmes qui m'attendent dans ce terrain mouvant, et je veux parler de mes exigences profondes, et mes démarches dans le domaine social (réadaptation au moins partielle, fonction déterminée, etc...) et dans la satisfaction de mes besoins sexuels, ces problèmes donc sont loin d'être résolus, et ils s'imposent à mon esprit avec une telle virulence, que je me sens constamment « agressé », par des sentiments que je n'arrive pas à maîtriser. Le problème de la femme (plan affectif, mais surtout plan sexuel) me paraît être d'une importance capitale.

(A propos de cinq séance de psychothérapie, 1962)




Antonin Artaud, je suis de votre côté, Non pas du côté des esthètes cyniques qui vous considéraient plus comme un personnage intéressant à exhiber, que comme un homme livré à la souffrance la plus implacable. Je suis du côté de ceux qui se virent un jour obligés de rechercher à travers les pires déchirements, une terre d'accalmie d'où la maladie les avait chassés.
Toutes vos activités, toutes vos tentatives – même les plus forcenées – tant sur le plan poétique que théâtral, ne visaient qu'a un seul but : sortir de l'enfer, vaincre ou contourner les interdits que la maladie avait dressés dans votre chair. Vous avez passé entre les mains des psychiatres qui vous ont relégué et oublié pendant des années au fond des asiles. Quoi qu'il en soit, il serait trop facile aujourd'hui de vous emprisonner dans le clan des malades mentaux et de se débarrasser ainsi d'une œuvre aussi riche qu'inquiétante. Je pense que vous êtes de la race des témoins, de ceux qui sont allés si loin dans la connaissance de la souffrance, que la moindre de leurs paroles est comme un fer rouge appliqué brutalement sur les plaies du monde. Plaie de l'indifférence, plaie de le bonne conscience, plaie de l'hypocrisie et du confort intellectuel. Vous avez tout remis en question, au sein d'une société qui se refuse à désigner les abcès qui la rongent. Vous, Antonin Artaud, vous étiez en quelque sorte – qu'on me pardonne l'image – le scalpel qui tranche, qui fouille, qui dissèque. A travers votre voix, se font entendre les voix de tous ceux que la maladie a dévastés sans merci. Votre voix, elle nous parvient des confins du dénuement et témoigne que jamais vous n'avez accepté d'admettre la victoire de la maladie. Votre voix, Antonin Artaud, même dans les hurlements, nous demande de ne pas renoncer, de continuer la lutte, afin qu'un jour, nous puissions vraiment vivre sans honte.

( « Fragments d'un journal d'enfer », février mars 1965)



Ne trouvons plus de mots assez aigus
pour exprimer l'ampleur du désastre
vivons disloqués
dans les convulsions de l'angoisse
parmi les remous d'un désespoir si absolu
que rien n'en altère la cruauté
Sommes réduits à mendier les caresses de la mort
à accepter l'horreur pour s'en faire une défroque
dérivons vers les ravines de boue
jaillirons enchaînés du centre putréfié de l'humiliation

(janvier 1964)


angoisse compagne fidèle
te voici revenue
d'ailleurs tu ne m'as jamais quitté
quelques jours de trêve
pour me redonner courage
le temps d'un espoir insensé
d'un oubli dérisoire
puis la chute verticale
l'égarement
le cœur qui s'appesantit
comme une horloge de plomb
te voici revenue
plus lancinante
plus despotique que jamais
angoisse scellée par le néant
chacal toujours affamé
abattu sur le cadavre de mes jours.

(Prêles, 24 juin matin 6h 1/2)










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