lundi 6 juin 2011

JOË BOUSQUET «  Les choses sont »

Joê Bousquet par Denise Bellon 1947
Les hommes veulent mener deux vies à la fois ; et on dirait qu'ils épuisent dans l'une ce qui ferait la grâce et la saveur de l'autre.
Je sais maintenant que tout ce qui nous arrive est sa propre aventure et ne nous revient que sous un jour d'emprunt. Il n'y a que ce qui se répète pour nous paraître réel. Cette procédure si solidement établie est en outre liée à l'ordre social : il a fallu rendre l'homme esclave pour l'empêcher de mettre son imagination au service de sa pensée.
Je laissais mon regard errer à l'aventure. Abandonné sur un coin de la cheminée je vis un gant noir que mon amie avait oublié. Et la découverte de cet objet me remplit d'une impression de solitude étrange, comme si mes yeux avaient achevé de le reconnaître en se révélant en moi le chemin du songe. On aurait dit que pour cet objet étranger aux choses qui m'entouraient la nuit était un peu plus avancée que pour moi. Puis, de même que l'ombre des arbres s'allonge avant d'être emportée, sort, comme un oiseau de nuit, de la pierre que les ténèbres vont recouvrir, je vis l'obscurité croître dans la forme de cet objet oublié, se couvrir hors de lui d'un voile à sa ressemblance, comme si ce détour était une occasion pour mon regard de toucher en lui-même la chair d'une nuit qui ne finissait pas. On dirait que ce qui est est la nuit de ce qui le pense. Et cette certitude est le pressentiment de la conscience pour celui dont l'être est conçu dans tout ce qu'il perçoit.
Je me taisais. La transparence de l'air s'était assombrie dans l'étrangeté de mes pensées pour qu'il n'y ait qu'une clarté d'orage entre les objets et moi, et le calme de la rue veillant sur ma rêverie, des silences noirs qui passaient comme des hirondelles au ras des miroirs. La vie des autres est un scandale pour celui que rien n'empêche d'aller au fond de la sienne. Depuis que j'avais oublié le souffle de la ville, de singuliers changements affectaient l'atmosphère de ma chambre. Les objets que j'avais choisis et rassemblés autour de moi m'entretenaient de l'illusion qu'il n'y avait qu'un monde pour la vision et pour le songe. Très facilement, maintenant, je faisais de ma vie l'alcool de ma pensée.
Mes yeux tombèrent sur un masque nègre qui, dans la ressemblance qu'il avait avec une larme renversée, faisait briller sur le mur, juste assez grand pour disparaître entre deux mains d'homme, la forme la mieux faite pour suspendre ma rêverie, pour l'introduire dans un monde où je n'avais pas accès. Pas plus en cet instant qu'en une autre heure du jour je ne me sentais capable de prendre cet objet dans mon imagination ; il était quelque chose devant quoi le regard ne pouvait se saisir que de ses limites, le plus grand apparenté par l'union de sa forme et de son mystère à ce gant de femme en peau sombre que je n'identifiais qu'en pensant à la main qui allait nue vers le froid des vitrines, son petit diamant au doigt. On dirait qu'il y a des objets trop réels pour l'espace qui est le rêve de l'étendue.
Je n'allais pas plus loin : «  Il n'y a qu'un monde, me disais-je : il n'est pas possible que notre cœur batte pour nous en séparer... »
...Il me semblait maintenant que le bonheur me souriait. Et plus fréquemment à mesure que finissait l'hiver, je m'étais senti plein d'une joie calme où nulle exaltation factice de la personnalité n'apportait un élément d'erreur. Je me trouvais, par la profondeur de mon bien-être moral, si parfaitement uni à tout ce qui était sans limites que mon être même, dans l'amour du monde qui l'occupait, perdait de son poids, ne se survivait enfin que dans l'illusion de devoir à l'existence des choses les plus insignifiantes la faveur d'exister lui-même. Pourquoi nécessairement extérieur, soudain, à toute curiosité, à toute inquiétude, me semblait-il si rafraîchissant pour mon esprit de trouver sa source dans le bruit de la pluie aussi naturellement que dans l'étincelle étoilant un objet de métal, pourquoi mon bonheur était-il accru de ne faire aucun cas de moi-même ? Oh ! Je le sais bien. A force de comprendre et d'aimer le monde, je le rendais comme étranger à la mort, j'installais si bien, entre ma vie et moi, la toute puissance des choses que la mort ne pouvait se rappeler à mes pensées que comme une fatalité sans emploi et réduite par le progrès de ma conscience à ne plus atteindre jamais qu'elle-même.

( Cahiers G . L . M – neuvième cahier mars 1939 )

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