mercredi 1 juin 2011

LEONORA CARRINGTON – La débutante -

Leonora Carrington, 1960, por Kati Horna
Quand j'étais débutante j'allais souvent au jardin zoologique. J'y allais si souvent que j'ai mieux connu les animaux que les jeunes filles de mon âge. C'était même pour échapper au monde que je me trouvais chaque jour au Zoo. La bête que j'ai le mieux connue était une jeune hyène. Elle me connaissait aussi ; elle était fort intelligente ; je lui appris le français et en retour elle m'apprit son langage. Nous passâmes ainsi beaucoup d'heures agréables.
Le premier jour de mai, ma mère arrangeait un bal en mon honneur ; pendant des nuits entières je souffris : j'ai toujours détesté les bals, surtout ceux donnés en mon propre honneur.
Le matin du premier mai 1934, de très bonne heure, j'ai rendu visite à l'hyène. «  C'est emmerdant lui dis-je », « je dois aller à mon bal ce soir ».
« Vous avez de la chance », dit-elle, « moi j'irai bien, je ne sais pas danser, mais enfin je peux faire la conversation ».
«  Il y aura bien des choses à manger », dis-je : « j'ai vu des camions entièrement pleins de nourriture qui s'amenaient à la maison ».
« Et vous vous plaignez », répond l'hyène avec dégoût : « Moi, je mange une fois par jour, et ce qu'on peut me foutre comme cochonneries ! »
J'avais une idée osée, j'ai presque ri : « vous n'avez qu'à aller à ma place ».
« On ne se ressemble pas assez autrement j'irai bien » dit l'hyène un peu triste. « Écoutez » dis-je, « dans les lumières du soir on ne voit pas très bien ; si vous êtes un peu déguisée dans la foule on ne remarquera pas. D'autre part, nous sommes a peu près de la même taille. Vous êtes ma seule amie, je vous en supplie ». Elle réfléchissait à ce sentiment, je savais qu'elle avait envie d'accepter. « C'est fait », dit-elle subitement.
C'était de très bonne heure, il n'y avait pas beaucoup de gardiens. Vite j'ouvre la cage et en très peu d'instants nous étions dans la rue. J'ai pris un taxi, et à la maison tout le monde était couché. Dans ma chambre j'ai sorti la robe que je devais porter le soir. C'était un peu long et l'hyène marchait mal dans les hauts talons de mes souliers. J'ai trouvé des gants pour déguiser ses mains trop poilues pour ressembler aux miennes. Quand le soleil arriva dans ma chambre elle fit plusieurs fois le tour de la pièce en marchant plus ou moins droit. Nous étions tellement occupées que ma mère, qui venait me dire bonjour, faillit ouvrir la porte avant que l'hyène ne fût cachée sous mon lit. « Il y a une mauvaise odeur dans ta chambre », dit ma mère en ouvrant la fenêtre, « avant ce soir tu prendras un bain parfumé avec mes nouveaux sels ». - « C 'est entendu », dis-je. Elle ne resta pas longtemps, je crois que l'odeur était trop forte pour elle.
« Ne sois pas en retard pour le petit déjeuner », dit ma mère en quittant ma chambre.
La difficulté la plus grande était de trouver un déguisement pour sa figure. Des heures et des heures nous cherchâmes ; elle rejeta toutes mes propositions. Enfin elle dit « Je crois connaître une solution. Vous avez une bonne ? »
« Oui » dis-je perplexe.
« Eh bien, voilà. Vous sonnerez pour la bonne et quand elle rentrera on se jette sur elle et on lui arrache la figure ; je la porterai ce soir à la place de la mienne ».
« Ça n'est pas pratique », dis-je ; «  elle sera probablement morte quand elle n'aura plus de figure ; quelqu'un trouvera sûrement le cadavre et nous irons en prison ». « J'ai assez faim pour la manger », répliqua l'hyène.
« Et les os ? »
« Ça aussi », dit-elle : « alors c'est entendu ? »
« Seulement si vous me promettez de la tuer avant de lui arracher la figure ; ça lui fera trop mal autrement ».
« Bon ça m'est égal ».
Je sonnais Marie la bonne avec une certaine nervosité. Je ne l'aurais pas fait si je ne détestais pas tellement les bals. Quand Marie entra je me tournai vers le mur pour ne pas voir. J'avoue que ce fut vite fait. Un cri bref et c'était fini. Pendant que l'hyène mangeait, je regardais pas la fenêtre. Quelques minutes après, elle dit : « Je ne peux plus manger ; il reste toujours les deux pieds, mais si vous avez un petit sac je les mangerai plus tard dans la journée ».
« Vous trouverez dans l'armoire un sac brodé avec des fleurs de lys. Videz les mouchoirs qu'il y a dedans et prenez-le ». Elle faisait comme je lui avais indiqué. Ensuite elle dit : « Retournez-vous maintenant et regardez comme je suis belle ! » Devant la glace, l'hyène s'admirait dans le visage de Marie. Elle avait mangé très soigneusement tout autour de la figure afin qu'il reste juste ce qu'il fallait. « Certes, c'est proprement fait », dis-je.
Vers le soir, quand l'hyène fut tout habillé, elle m'annonça : « Je me sens en très bon état. J'ai l'impression que j'aurai très grand succès ce soir ».
Quand on eut entendu pendant quelque temps la musique en bas je lui dis : « Allez-y maintenant et souvenez-vous bien de ne pas vous mettre à côté de ma mère : elle saurait sûrement que ce n'est pas moi. Autrement je ne connais personne. Bonne chance ». Je l'embrassais en la quittant mais elle sentait très fort. La nuit était tombée. Fatiguée par les émotions de la journée je pris un livre et près de la fenêtre ouverte je me livrai au repos. Je me souviens que je lisais « Gulliver's Travels », par Jonathan Swift. Ce fut peut-être une heure après que le premier signe de malheur s'annonça. Une chauve-souris entra par la fenêtre en jetant des petits cris. J'ai terriblement peur des chauves-souris. Je me cachai derrière une chaise en claquant des dents. A peine étais-je à genoux que les battements d'ailes étaient étouffés par un grand bruit à ma porte. Ma mère entra pâle de fureur : « Nous venions de nous mettre à table », dit-elle, « quand la chose qui était à ta place se lève et crie : « Je sens un peu fort hein ? Et bien moi je ne mange pas les gâteaux. » Là-dessus elle arracha sa figure et la mangea. Un grand saut et elle disparut par la fenêtre ».

( Cahiers G . L . M – Huitième cahier octobre 1938 )

The Debutante / Leonora Carrington 

A reluctant society girl sends a hyena to the ball in her stead. From the story by Leonora Carrington 1939
A film by Ric Warren
w/ Peggy Metzger & Wendy Williams
Cinematography by Veva Edelson
Make-up FX by Ophelia Necro & Jen Lockwood
co-starring Marsha & Sam
Filmed in Trinidad, Ca.
1994
16mm / Sound/ Digital

 



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