jeudi 8 mars 2012

Benjamin Péret - La nature dévore le progrès et le dépasse



Le soleil de midi écorche vif les spectres qui n'ont pas su se cacher à temps. Leurs os devenus violons déchireront les oreilles des hommes aventureux égarés dans les forêts imitant une cour d'empereur de la décadence romaine.
Des langues de feu, des lueurs de seins, des chatoiements d'azur traversent la pénombre fruitée de vampires. C'est à peine si l'on marche sur le sol. Le sol à l'air d'une cervelle qui voudrait se donner des allures d'éponge.
Le silence pèse dans les oreilles autant qu'une pépite d'or dans la main, mais l'or est plus mou qu'une orange. Pourtant, l'homme est par là. Il a percé un corridor dans la verdure et, tout au long de ce corridor, a déroulé un fil télégraphique. Mais vite, la forêt s'est lassée de pincer la corde qui ne rendait jamais qu'une voix d'homme et les plantes, mille plantes plus zélées, plus ardentes les unes que les autres se sont empressées d'étouffer cette voix sous leur baiser ; puis le silence est retombé sur la forêt comme un parachute sauveur.
Là, plus que partout ailleurs, la mort n'est qu'une manière d'être temporaire de la vie, masquant un côté de son prisme pour que la lumière se concentre, plus brillante sur les autres faces.
Les crânes de ruminants abritent, dans les grands arbres menacés de mille lianes, des nichées d'oiseaux reflétant le soleil sur leurs ailes, les feuilles sur leur gorge. Et des taches de ciel bleu palpitent sur des charognes qui se métamorphosent en amas de papillons.
La vie lutte de toute ses forces, de toute ses heures marquées, au cadran de l'eau, par des nuages de moustiques. La vie aime et tue, caresse passionnément d'une main assassine ce qu'elle adore. Des graines, germant comme des marteaux-pilons, clouent implacablement au sol les fourmis qui les ont avalées et à qui elles doivent sans doute leur terrible puissance de germination . Le sang appelle les fleurs qui sanglotent et les fleurs tuent mieux qu'un pistolet. Elles tuent le pistolet.
Là où la genèse n'a pas encore dit son dernier mot, la où la terre ne se sépare de l'eau que pour engendrer du feu d'ans l'air, sur terre ou dans l'eau, mais surtout, là où terre et eau, terrifiées par le feu céleste, font l'amour nuit et jour, en Amérique équatoriale le fusil chasse l'oiseau qu'il ne tue pas et le serpent broie le fusil comme un lapin.
La forêt a reculé devant la hache et la dynamite, mais entre deux passages de train, elle s'est élancée sur la voie en adressant au mécanicien du convoi des gestes provocants et des œillades aguichantes. Une fois, deux fois, il résistera à la tentation qui le poursuivra tout le long du parcours, d'une traverse verdoyante à un signal masqué par un essaim d'abeilles, mais un jour il écoutera l'appel de l'enchanteresse qui aura le regard d'une femme aimée. La machine s'arrêtera pour une étreinte qu'elle voudrait passagère, mais qui se prolongera à l'infini, selon le désir perpétuellement renouvelé de la séductrice. Pour être muette, la sirène n'en sait pas moins entraîner irrémédiablement sa victime dans des abîmes sans retour.
Dès lors, commence la lente absorption : bielle par bielle, manette par manette, la locomotive rentre dans le lit de la forêt et, de volupté en volupté, se baigne, frémit, gémit comme une lionne en rut. Elle fume des orchidées, sa chaudière abrite les ébats de crocodiles éclos de la veille, cependant que dans le sifflet vivent des légions d'oiseaux-mouches qui lui rendent une vie chimérique et provisoire car bientôt la flamme de la forêt après avoir longuement léché sa proie l'avalera comme une huître.
Au loin de lents gratte-ciels d'arbres s'édifieront pour signifier un défit impossible à relever.

( Extrait de la revue « Minotaure » n°10, troisième série, quatrième année, hiver 1937 )



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