jeudi 24 mars 2011

Jean-Claude SILBERMANN - HOTEL DU SANS VISAGE

Aux grands transparents
en hommage à leur discrétion infinie.

Je suis entré comme un gangster
Derrière le bar une femme
(Guillaume ses dents étaient des mouettes sur la bouée de sa voix)
me lança l'amarre d'une histoire
en peau de lapin
« Connaissez-vous, me demanda t-elle, celle du monsieur qui
s'était jeté dans ses propres yeux ? 
Je l'écoutais sans comprendre
le cœur serré comme une bottine
sur une cheville de noyée 
et les clients accoudés au vent du large
regardaient le spectre des carrières
reprendre du rosé
On m'apporta dans les bouteilles de persiennes
des alcools de broderies déchirées par les chats
et un homme sans yeux
sans bouche sans nez et sans oreille
sortit à cloche-pied
de la tour des marelles en ruine dans mon verre
Tout abîme et silence
et plus secret que l'étincelle
absente
d'où jaillissent les rayons de l'oursin
il braquait sur moi un pistolet
automatique comme chance et malchance
Puis les sombres paysannes
en coiffe de mercure
apparurent dans les fleurs du papier mural
où le peuple des morts les tenaient prisonnières

*

L'une d'elles s'avança et dit :
«  Il fait nuit
une femme marche sur une route
Elle va où va son ombre engloutie plus loin comme un navire
Plus loin il y a une scierie éteinte sur son parfum
et c'est là qu'elle a rendez-vous bien qu'elle n'ait pris aucun
rendez-vous
Déjà les herbes enlacent ses chevilles
Entend-elle l'aile
unique d'une porte
qui se débat
Elle se hisse sur la pointe des pieds
vers une vitre brisée...
Demain le chemineau qui s'était introduit dans la scierie pour
y dormir découvrira une femme morte
debout dans l'herbe grimpante
Il creusera une tombe
plus profonde que cette boule de cristal
puis il fera glisser la terre
sur eux deux
Suis-moi et tu verras » 

*

J'ai vu un homme traqué par toutes les polices
changer de train
et croiser sans le savoir
une ombre à qui il aurait pu se fier
J'ai vu quelqu'un chercher quelque chose
qu'il croyait avoir égaré quelque part
et qui ne se souvenait plus de rien
et avec lui j'arrivais à l'hôtel du sans visage
Ni porte ni mur
à cette demeure aimantée
j'y suis sans connaissance
le mort et le cortège
Aucun chemin n'y mène
elle est où je vais quoiqu'il arrive
elle est où je suis comme un mot transparent
Si je la cherche elle me fuit
si je l'ignore je la trouve
à la croisée des désirs errants
Et la neige cérémonielle
se détache du toit
C'est en elle que je suis né
et c'est en elle que je mourrai
sans laisser de trace
sans laisser plus de trace
que sur une porte close
un signe de vagabond
Dans la salle des éperdus
l'attente est attendue
Rien à perdre
que ce venimeux souci
d' insouciance

*

Toute pierre lancée au hasard se dirige avec une étonnante précision, vers l'endroit
qu'elle finira par atteindre.

Il y a deux licornes dans la forêt
l'une est noire l'autre est blanche
et toutes deux nous mangent dans la main
L'une disparaît en tirant jusqu'aux lacs
les grandes fourmilières métaphysiques
l'autre pénètre dans les haies de hiboux
et se dissout dans leur fuite
Chez les marchands de souvenirs
des touffes de leur pelage sont vendues dans
des médaillons
plus fragiles que le pouls d'une femme endormie
Ni prière ni exaucement ni épreuve ni mérite
ni lutte ni salut
rien qu'une femme endormie
dans le feuillage de l'arbre transparent
où se postent les oiseaux de mer
rien que la grande scie de la mer
comme une image pieuse déchirée
rien qu'une goutte d'eau glissant comme une tête réduite entre
les doigts d'un indien Jivaro qui regarde tomber la pluie
et cette ultime chute fait déborder mon insomnie
mais qu'importe
qu'importe que rien n'importe puisque rien n'importe
rien qu'une étincelle dans la foulée des chevaux
rien qu'une étincelle
pour naître et mourir dans la soif de l'instant

(In "La brèche" n°4 février 1963)




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